Rachmaninov et Tchaïkovsky s'invitent à l'anniversaire du chef Evgueni Svetlanov

D.R.

Rachmaninov et Tchaïkovsky mais aussi Vadim Repine, Boris Berezovsky, Alexandre Kniazev, venus rendre hommage à un des plus grands chefs d'orchestre de l'ère soviétique et post-soviétique (Svetlanov est mort en mai 2002) dont on fêtait les 90 ans jeudi 6 septembre par un ,concert-hommage. Cela se passait à Radio-France qui, par ailleurs, organisait le 4e concours de chefs d'orchestre "Evgueni Svetlanov", concours dont je vous entretiendrai plus tard.

Je l'avais entendu à la fin de sa vie...

Il était né en 1928, donc, de cette génération intermédiaire qui avait grandi dans la guerre et les pires années du stalinisme, avait atteint sa maturité dans les temps glacés de Brejnev et de ses successeurs avant de pouvoir s'échapper vers l'Occident, y montrer son immense talent tout en restant, profondément russe, fidèle à sa patrie. Je l'avais entendu à la fin de sa vie, je ne saurais plus dire où ni dans quel programme, peut-être dans le "Poème de l'extase" de Scriabine qu'il dirigeait avec une subtilité d'elfe, peut-être dans la "Symphonie" de César Franck qu'il imprégnait d'une violence sourde, d'une puissance quasi beethovénienne, lui qui ressemblait à un taureau vieillissant mais encore fougueux, dirigeant d'ailleurs à mains nues, et l'élégance de ses gestes était un complément à l'énergie qui se dégageait de son corps.

Rachmaninov jeune, que Svetlanov dirigeait admirablement C)Archives-Zephyr/Leemage

Un gamin de cinq ans monté sur une chaise

Un corps qui, très tôt, avait envie de mordre dans la vie. Fils moscovite d'artistes, il passa sa jeunesse dans les couloirs et sur la scène du Bolchoï où sa mère chantait. C'était à l'époque du premier Staline, celui d'avant-guerre, des procès de Moscou et des exécutions. Un enfant n'est pas sensible à ces choses-là. L'enfant Svetlanov tenait des petits rôles d'enfants dans des opéras, respirait l'odeur des coulisses, devenant musicien bientôt à force d'être entouré de musique. Mais un des chefs du Bolchoï, Nikolaï Golovanov, un de ces formidables chefs de cette époque, pas du tout connus chez nous, Golovanov, Khaïkine, Melik-Pachaïev, qui assuraient la grandeur des opéras soviétiques (comme d'autres grands chefs aussi peu médiatisés le faisaient dans l'Italie fasciste, à la tête de la Scala, du San Carlo, de l'Opéra de Rome), Golovanov, donc, voit un gamin de cinq ans monté sur une chaise faire des gestes frénétiques le mimant pendant toute une répétition et se dit aussitôt: "Le petit Svetlanov sera peut-être comédien mais il dirigera sûrement des orchestres".

Un Bernstein de Russie

Chef, et pianiste, et compositeur, et donnant des conférences télévisées au peuple soviétique. Bernstein faisait cela dans son pays, Bernstein qu'il admirait, comme il admirait Karajan, au début sans évidemment pouvoir les connaître puisque les artistes soviétiques ne voyageaient pas. C'est qu'on retrouvait en Svetlanov la même énergie, le même enthousiasme, la même fougue, la même puissance de conviction qu'un Bernstein. Svetlanov, le Bernstein russe, aussi par ses multiples casquettes, que n'avait pas l'apollinien Karajan, que n'aura pas le tellurique Gergiev, de la génération suivante. Svetlanov, dont l'unique concurrent de la même génération était Guennadi Rojdestvenski, mort en juin dernier, les deux nous éblouissant par le disque, puisque nous ne pouvions les connaître autrement alors, mais Rojdestvenski si concentré, si austère...

David Oistrakh: Svetlanov écrivit un "Poème" à sa mémoire C) V. Zhitnikov, Sputnik

Des compositeurs orthodoxes à Mahler

Autrement, et évidemment dans la musique russe. Svetlanov n'eut, semble-t-il, jamais de problème avec le pouvoir politique. Il dirigeait d'ailleurs, obligé peut-être, les symphonies et les concertos de Tikhon Khrennikov, l'odieux président de l'Union des Compositeurs, capable d'envoyer en exil qui ne correspondait pas aux critères culturels et musicaux du parti (l'orthodoxie de l'écriture, pour ne pas froisser les oreilles du peuple!) C'est ainsi cependant qu'on découvrit après 1989 que Svetlanov avait été un ardent défenseur de Mahler, plus ou moins interdit dans l'ex-Urss. De Mahler, de la musique française, des opéras italiens, de "Madame Butterfly" de Puccini qui fut la dernière oeuvre qu'il dirigea.

Hilare à côté d'un Chostakovitch austère

Nous ne le savions pas alors. Je thésaurisai mes vinyls de Svetlanov, les délicieuses ouvertures des opéras de Rimsky-Korsakov qu'on ne joue jamais chez nous, "La nuit de mai", "Sadko", "La fiancée du tsar" ou "La Pskovitaine", le premier opéra qu'il dirigea. La cantate "Alexandre Nevsky" de Prokofiev, sublime, avec la voix de bronze de Larissa Adveeva, sa première femme. Les inconnus, Arensky ou ce Kalinnikov, mort à 35 ans, auteur d'une "Première symphonie" si belle et si russe. Mais aussi l'exilé intérieur, Chostakovitch, dont Svetlanov faisait les symphonies ou les concertos pour violoncelle avec Rostropovitch, du même âge que lui. Il y a des photos de Svetlanov et Chostakovitch, l'un si sérieux, voire triste, l'autre (vingt ans de moins) comme un gamin heureux d'être à côté d'un génie.

Quand Berezovsky aime une oeuvre...

Le concert de jeudi montrait, vus les intervenants, le respect légendaire qui entoure encore Svetlanov dans la Russie d'aujourd'hui. Un Boris Berezovsky venu pour un quart d'heure jouer la sonate "Réminiscence" de Medtner, ce compositeur qui aurait tant de succès si Rachmaninov n'avait pas existé. Medtner qui, en 1920, après la Révolution, nous fait un concentré de nostalgie, sur un petit thème tout simple et si émouvant qui se développe en variations multiples, et l'on sent que le dieu de Medtner n'est pas Chopin mais Bach, un Bach très romantique et tout à coup furieux, avant que la petite mélodie revienne: la nuit s'en va, pointe un jour incertain, on éteint la lampe. Et Berezovsky joue cela comme il sait le faire quand il aime une oeuvre, avec des trésors d'émotion et de limpidité.

Andreï Korobeinikov C) Irene Zandel

Le lyrisme de Rachmaninov

Le "Trio élégiaque" de Rachmaninov est une oeuvre de 45 minutes, et l'on troque un Bach romantique pour l'esprit de Chopin. Ou plutôt de Tchaïkovsky, dont Rachmaninov prend pour modèle l'admirable "Trio opus 50", en hommage à ce maître qui vient de mourir, qui lui fait prendre la plume le jour même et la poser cinq semaines plus tard alors que le pays, on est en décembre 1893 et Rachmaninov a vingt ans, est toujours en deuil de l'auteur de "Casse-Noisette". Trio fougueux, mélodiquement magnifique mais trop long, et que Korobeinikov, Makhtin et Kniazev ne cherchent pas à structurer.

Non, mais ils laissent parler la musique et c'est tout de même éblouissant. Kniazev, le lyrisme fait homme, contrôle cette fois son émotion, laissant chanter une musique qui en regorge déjà. Korobeinikov est formidable de puissance et de désespoir, jamais brutal, soutenant avec l'attention d'un maître ses deux camarades dont Dimitri Makhtin, moins connu et souvent plus pâle d'expression, qui est là à la hauteur, juste et beau de son, de relance, élégant de phrasé.

Vadim Repine, retrouvé

Svetlanov était compositeur. Vadim Repine, amaigri, retrouvé, joue le "Poème pour violon et orchestre" que Svetlanov écrivit en mémoire de l'immense David Oistrakh et qui fut créé par le fils de David, Igor. Repine l'avait joué avec le Philharmonique de Radio-France en 2002, il aime cette oeuvre qui est une belle cantilène, très mélodique, pas du tout révolutionnaire, qui illustrerait bien un film sur la nature immense, avec parfois des accents à la Borodine. Le son s'élance, plonge dans les graves, monte par octaves vers les aigus, dans une fin qui rappelle Sibelius et l'on retrouve la pureté du jeu de Repine qu'on avait un peu perdue.

Evidemment ce "Poème" nous dit aussi ce qu'on pouvait faire dans l'URSS de 1975; mais Svetlanov, de toute façon, n'était pas un compositeur révolutionnaire, à la Pärt, à la Goubaidoulina, qu'il dirigea cependant. Tout de même, il aurait pu tenter de faire du Chostakovitch.

Vadim Repine C) Evgeny Biyatov/Sputnik

Tchaïkovsky et ses somptueuses mélodies

Andris Poga, le Letton, rend enfin hommage à un de ceux que Svetlanov a le mieux joué, Tchaïkovsky. De ce "Roméo et Juliette", poème symphonique ou plutôt "ouverture-fantaisie", le musicologue Michel Hoffmann écrivait que cela ressemblait à un petit "opéra vu à vol d'oiseau". Poga se contente, grâce à un Philharmonique très affûté de son (la harpe, les contrebasses), de laisser chanter les somptueuses mélodies de l'oeuvre en rendant fluide leur richesse. Il pourrait accentuer les contrastes, le thème immensément tendre des amoureux, celui, violent, des deux clans en guerre, mettre plus de mystère dans la fin, abrupte.

Il ne le fait pas. Nous laissant revenir à ce qu'en faisait Svetlanov. C'est peut-être une solution.

Concert-hommage à Evgueni Svetlanov: Medtner: Sonate pour piano "Réminiscences" par Boris Berezovsky. Rachmaninov: "Trio numéro 2 dit Elegiaque" par Andreï Korobeinikov, piano, Dimitri Makhtin, violon, Alexandre Kniazev, violoncelle. Svetlanov: "Poème pour violon et orchestre" avec Vadim Repine. Tchaïkovsky: Roméo et Juliette", orchestre Philharmonique de Radio-France, direction Andris Poga. Auditorium de Radio-France le 6 septembre.