Voici donc ma deuxième journée au festival "Univers Svetlanov", en hommage au grand chef russe qui aurait eu cette année 90 ans. Cela se passait à Moscou, au conservatoire Tchaïkovsky, le lieu musical le plus prestigieux de la capitale russe. Avec d'abord, le matin, comme une sorte de zakouski (hors-d'oeuvre), une visite à l'appartement où a vécu la fin de sa vie cet immense compositeur qu'était Serge Prokofiev.
Toutes les statues des grands hommes
Non seulement les Russes sont attachés à leur patrimoine mais leurs grands hommes les entourent. Il y a à Moscou des statues partout, pas seulement des politiques ou des militaires (le maréchal Joukov sur son cheval derrière le Kremlin), bien au contraire: Pouchkine en majesté sur la place du même nom, et Gorki et Gogol et tant d'autres et... les musiciens. Je vous ai montré Tchaïkovsky devant son conservatoire. Pas loin, en me promenant le premier soir dans de petites rues aux arbres nus, une grande statue hagarde de Khatchaturian, une autre de Rostropovitch penché sur son violoncelle (dans un décor de H.L.M.)...
Tchékhov pas loin de Prokofiev
Et surtout, qui avait attiré mon regard, Prokofiev marchant d'un bon pas en pleine rue... piétonne. C'est la "Kamerguerski", derrière le théâtre Bolchoï, où se trouve en particulier la statue (encore!) de Tchékhov (plus en retrait que Prokofiev) face au théâtre d'Art, fondé en 1898, et où furent créées devant leur auteur "Oncle Vania", "Les trois soeurs" ou "La cerisaie".
Mais c'est Prokofiev qui m'intéresse puisque j'ai dédié ce trop court séjour à Moscou à la musique. Sa statue se trouve en face de l'appartement qu'il occupa ses dernières années. J'entre. Une garde blonde, bien au chaud sous sa chapka, m'indique d'un air indifférent l'étage. Le musée a rouvert en 2016, il n'a rien à voir avec la maison de Scriabine mais bénéficie de toutes les modernisations muséales: jolies vitrines, bornes d'écoute (un gentil vieux gardien à moustaches me fait comprendre que ce sont les interprétations du compositeur lui-même. Prokofiev, comme Scriabine, écrivait ses concertos pour lui, d'une virtuosité folle). Sont rassemblés, sous des voûtes grises et blanches, d'émouvants objets, lettres, photos: Prokofiev jouant aux échecs (quel Russe ne joue pas aux échecs?), Prokofiev dirigeant en smoking (et il y a ledit smoking, d'un couturier russe de Paris, admirablement coupé), les lorgnons, etc.
Un gilet gris tout usé...
Mais plus touchant encore, dans un coin, son univers arraché au temps, le piano Bechstein, le vieux gilet gris, usé, sur une chaise, le canapé à carreaux aux couleurs improbables, le bureau couvert d'objets. Cela sent le soviétisme, une pauvreté étouffée, une absence de couleurs et de lumière qui suinte l'ennui surtout quand, devant le gilet sinistre, on apprend combien Prokofiev aimait s'habiller de vif, portant des écharpes orange...
Dans la salle voisine, consacrée aux opéras et aux ballets avec une place plus particulière réservée au chef-d'oeuvre, "Roméo et Juliette", le visiteur français que je suis pousse un "Cocorico" (intérieur). On peut, si l'on dispose de deux heures 10, admirer une représentation de notre Opéra de Paris, dans la chorégraphie de Noureev avec Manuel Legris et Monique Loudières.
Le concert en pleine guerre d'une légende
Une affiche attire mon attention, celle d'un concert donné le 21 juin 1942 par Maria Yudina. Yudina était cette pianiste de légende qu'adorait Staline (ladite légende voudrait qu'il l'eût convoquée au Kremlin avec un orchestre en pleine nuit d'insomnie pour lui jouer le 23e concerto de Mozart), de sorte qu'elle se permettait, profondément croyante, de faire son signe de croix devant lui. C'est elle aussi qui n'hésitait pas à jouer Schönberg ou Webern ou... Stravinsky l'exilé dans une U.R.S.S. si conservatrice.
Ce jour-là Yudina jouait Chopin (les "24 préludes", la "Polonaise en mi bémol" et la "Fantaisie") la "Sonate" de Liszt, et la "3e sonate" de Prokofiev. Programme admirable, auquel on eût aimé assister, n'était le contexte terrible (le siège de Leningrad battait son plein, la bataille de Stalingrad n'avait pas encore commencé).
Le concert de Yudina avait lieu au conservatoire Tchaïkovsky.
Kniazev dans l'extase douloureuse
Où je retrouve un Alexandre Kniazev métamorphosé dans la "Petite" salle (Maly). C'est la "Sonate" de Rachmaninov, où le violoncelliste est accompagné de Korobeinikov. Kniazev joue sans partition. Il ressemble à un héros dostoïevskien derrière ses mèches bouclées. Capable de violence et de douceur, enfermé dans une sorte d'extase douloureuse, avec un visage qui est un paysage d'émotions. Et Korobeinikov réussit à être au diapason de son partenaire tout en gardant le contrôle de son piano, dans une partie... écrite par un pianiste, et quel!
Même si Rachmaninov, dans ses oeuvres de musique de chambre, se laisse un peu dépasser par son lyrisme...
Des mélodies de Moussorgsky lugubres et géniales
Kniazev s'éclipse, acclamé. On lui porte une rose rouge. Marina Domachenko le remplace auprès de Korobeinikov. Blouse russe noire sur longue jupe orange: la mezzo déclame les "Chants et danses de la Mort" de Moussorgsky: quatre mélodies lugubres et géniales de la Russie pauvre, où la mort emporte successivement un nourrisson, une jeune fille, un paysan, ivre (comme l'était Moussorgsky), avant de se réincarner en officier à la tête d'une troupe de fantômes. Mais un étrange sentiment m'envahit. Je reconnais à peine cette musique géniale, dissonante mais pas à ce point. La voix de Domachenko est immense, trop pour cette petite salle: c'est comme si le son se perdait dans cette grande voix au point qu'on ne reconnaît plus la ligne mélodique. Au moins fait-elle preuve d'un art de dire... qui lui vaudra des brassées de fleurs.
Une belle musique de chambre avec des vents
Je m'inquiète d'un concert tout entier consacré à Svetlanov, après l'écoute du "Poème" (et tout à l'heure "L'aube sur les champs" pour orchestre sonnera de nouveau comme une musique de film un peu impersonnelle, heureusement brève) Mais voilà: c'est souvent dans la musique de chambre, moins exposée, que les compositeurs se livrent. Dans la petite salle Rachmaninov (toujours aussi belle, toujours aussi bleue, mais à travers les fenêtres on voit des immeubles en mauvais état), un choix varié: un très jolie "Quintette à vents" (flûte, clarinette, cor, hautbois, basson), parfois influencé par Ravel ("Ma Mère l'Oye"). Des trouvailles de rythme (dans un des mouvements la clarinette et le basson frappent des pieds), une belle réminiscence de mélodies populaires. Il paraît pourtant que Svetlanov n'aimait pas les vents...
Leonid Gourevitch, pianiste prometteur
Les "Sonatines pour alto et piano" bénéficient du jeu plein de goût d'Elina Pak. J'y remarque surtout un tout jeune pianiste, Leonid Gourevitch, qui fait preuve d'engagement et de présence. Il revient jouer "Trois préludes" avec un sens du rêve, une intelligence du jeu dans une sorte de ragtime à la russe (c'est une forme de danse nommée "Trepak") Il me rappelle un peu notre Adam Laloum, qu'il ne connaît pas -je lui parlerai un peu plus tard.
Il me confirmera alors (il n'a que 20 ans, il est encore en cycle d'études) que l'intensité de l'enseignement n'a guère changé depuis l'ère soviétique. On comprend à l'entendre que ledit enseignement pèse sur une jeunesse qui est plus ouverte sur le monde qu'on le croit chez nous, mais on comprend du même coup l'excellence du monde musical russe et l'immense qualité de toutes les nouvelles pousses qui continuent de surgir des conservatoires, et pas seulement celui de Moscou.
Il n'empêche que Gourevitch songe à aller voir comment cela se passe de notre côté. Et "notre côté" (tant pis pour nous) ce sont les Etats-Unis.
Valse, théâtre et quatuor à cordes
Je suis un peu déçu par le concert suivant, du pourtant légendaire Quatuor Borodine. Cela tient sans doute au programme, un "Quatuor" pas vraiment fun (le numéro 3) de Miaskovsky, ce contemporain de Rachmaninov dont on ne sait jamais très bien dans quel style il écrit. Voix fuguées, mélodies un peu absentes, un scherzo... angoissé (l'antithèse du scherzo qui signifie "plaisanterie" en italien), de belles idées pour les deux violons avec l'alto et le violoncelle qui reprennent le thème. J'ai devant moi une jolie vieille dame en noir, très "vieux genre" (on l'imagine dame d'honneur d'une princesse), aux cheveux blonds très fins tenus par un peigne noir ancien. Elle ferme les yeux pour mieux s'imprégner du son. Peut-être est-ce moi qui suis fatigué.
(Une autre vieille dame aux cheveux roux et pull à col roulé rose lisait tout à l'heure une revue théâtrale. Aimer en même temps théâtre et musique: c'est très russe aussi, alors que nous segmentons beaucoup plus chez nous nos centres d'intérêt artistiques)
Une "Valse" pour quatuor à cordes de Svetlanov me va mieux au teint: on dirait celles de Maurice Jaubert que Truffaut utilisait dans ses films de la fin.
Des téléphones et des "merci"
Et le "Quatuor numéro 2" de Borodine. Le passage dela mélodie se fait d'un musicien à l'autre sans y penser, sans qu'on le perçoive, avec l'évidence d'une intense pratique commune. Mais ils ont ceci (qui fait que je n'aime pas les pianistes russes dans Chopin) qu'ils superposent leurs parties sonores au lieu de les hiérarchiser. Moi qui aime tant la clarté française, j'ai l'impression d'être forcé de manger toutes les couches d'un énorme gâteau (et pourtant, croyez-moi, les gâteaux à Moscou sont rudement bons!)
Les Russes ont un rapport étrange à leurs téléphones. Jamais d'annonce invitant à les éteindre, on filme, on photographie, on consulte. Je ne vais pas vous dire que c'est bien mais on n'entend pas plus de sonnerie résonner qu'à Paris. L'exactitude n'est pas non plus une vertu: on entre dans la salle... cinq minutes après le début (virtuel) du concert, virtuel car à l'heure dite les musiciens eux-mêmes ne sont pas sur scène.
Quant aux fameux manteaux... je me sens bien seul à me fendre d'un respectueux "spassiba" (Merci), attentif à représenter la fameuse courtoisie française, mais dans l'indifférence même de mes interlocutrices (les dames du vestiaire) qui n'ont pas l'air surprise mais ne me répondent même pas. Aucun Russe ne remercie, c'est presque un comportement social.
En revanche on offre des roses.
Repine couvert de bouquets
Vadim Repine joue le "Concerto numéro 2" de Prokofiev. Son solo de violon s'élance comme une fugue de Bach. Il porte une chemise blanche à col fermé sous une veste noire à la russe (sans col). Il y a dans ce concerto plus secret que le premier (le Prokofiev qui s'apprête à revenir en U.R.S.S. même si le concerto sera créé... à Madrid, par le Français Robert Soetens qui en avait fait la commande) quelque chose de dansant, d'un peu fragile (avec une cantilène triste en deuxième mouvement) et de tendre que Repine rend très bien. C'est une oeuvre qu'il aime, il est plein de finesse et de virtuosité dans le final, malgré quelques notes un peu râpeuses. Et il sera si couvert de fleurs que son violon disparaîtra sous les roses.
Une rose rouge pour chaque soliste
C'est la production, ou la direction du théâtre elle-même, qui offre une rose rouge à chaque soliste. Jolie coutume, qu'il faudrait importer, et qui n'interdit pas que les spectateurs apportent à leur tour aux interprètes qu'ils aiment un petit bouquet. Ils viennent ensuite, ils participent à cette cérémonie des fleurs, et jamais comme ces pauvres personnes qu'on voit, en France, traverser la salle pour offrir, toute seules, leur offrande fleurie devant une salle indifférente et un musicien parfois gêné. Roses rouges, homme ou femme. Ekaterina Morozova était ravie, Boris Berezovsky ne savait quoi en faire.
Pour qui sonne le glas...
Morozova, c'était la soliste, belle et talentueuse, des "Cloches" de Rachmaninov. Voix profonde et puissante, comme la jolie voix "blanche" du jeune ténor Bogdan Volkov (presque un contre-ténor), comme la voix de basse très égale de Pavel Migunov. Voix très sollicitées, toujours magnifiques, du choeur Yourlov, dans cette oeuvre "énorme" avec un orchestre très chargé (trop) qui ruisselle d'effets lyriques où les cloches (si russes) accompagnent (c'est d'après un poème d'Edgar Poe) la vie des hommes, de la naissance au glas. Au moins Rachmaninov prouve-t-il qu'il est aussi, lui le pianiste virtuose, un sacré homme d'orchestre. "Les cloches" furent créées en triomphe au début de 1914. Quelques mois après, seul sonnerait le glas.
Un concerto "Tsar"
L'orchestre de Svetlanov triomphe, dirigé par un autre lauréat du concours Svetlanov, Roberto Trevino. Cela ressemble à un concert de gala, un concert de clôture. Il y en aura un autre. Où Boris Berezovsky joue le "Concerto n° 1" de Tchaïkovsky. Avec goût, comme du Beethoven, une sorte de concerto "l'Empereur" bis. Un concerto "Tsar" si l'on veut.
Sauf que Berezovsky, qui dirige lui-même l'orchestre (drôle d'idée!) a adopté une position bizarre. La queue du piano est devant nous, de lui on ne voit que le crâne... Et parfois il s'absente, sacrifie une cadence à sa virtuosité; et puis revient, avec de la tenue, et pas une once de sentimentalité.
Il revient aussi (une dernière fois) dans le grand "Trio numéro 2" de Rachmaninov. Que Rachmaninov écrit à la mémoire de Tchaïkovsky comme Tchaîkovsky avait écrit le sien (voir ma première chronique du 15 novembre) pour Nikolaï Rubinstein. Berezovsky- Kniazev (au violoncelle, brûlant))-Makhtin (au violon, pudique et sensible). Ce trio, ces musiciens, c'est l'âme russe, que le public écoute comme si on lui parlait à l'oreille.
Puccini et Svetlanov dans l'éternité
Tout le monde s'en va. Je fais le tour des corridors qui encadrent la grande salle, désormais vide. Tiens, un grand portrait de l'abbé Liszt (oublié dans les peintures en médaillon). Et des statues: de grands interprètes (à part Chostakovitch), Guillels, Richter, Rostropovitch, Svetlanov aussi. Le violoniste Kogan et des pianistes peu connus chez nous, qui sont des légendes là-bas, Guinzbourg, Oborine, Flière.
Dans un petit coin, on ne sait ce qu'il vient faire, un buste de Puccini. C'est un hasard mais c'est avec la "Madame Butterfly" de Puccini que Svetlanov fit ses adieux au monde de la musique. L'un et l'autre respirant désormais, quand toutes les lumières se sont éteintes et que la nuit est venue, le même air d'éternité.
"Univers Svetlanov", concerts du dimanche 11 novembre au conservatoire Tchaïkovsky de Moscou.