Lucas Debargue: grand musicien et homme du XXIe siècle à La Roque-d'Anthéron

C) Christophe Grémiot

Concert-événement : Lucas Debargue à La Roque-d’Anthéron, c’est le phénomène lauréat au concours Tchaïkovsky de Moscou (4e prix en 2015), avant qu’Alexandre Kantorow ne lui succède à un meilleur rang. Mais Debargue est déjà loin : curieux, enthousiaste, gourmand de tous les arts. Derrière ses allures de premier de la classe, un caractère.

« Sa main droite est vraiment remarquable » disait une dame à une autre à la sortie du concert. Nous nous sommes permis d’ajouter que la gauche n’était pas mal non plus et les deux dames ont souri, nous étions d’accord.

Du Bach, des sonates et un esprit jazz

Cette main droite nous avait saisi dès les premières notes du Concerto italien de Bach qui ouvrait le concert : une main énergique autant que joyeuse, un Bach solaire, délié, puissant de son et qui, peu à peu, faisait sourdre l’émotion dans un Andante d’une limpide délicatesse. Curieux programme : Bach au début, Bach à la fin (la Toccata en ut mineur) et six sonates de Domenico Scarlatti soigneusement distillées (Debargue a sorti à la fin de l’année dernière un magnifique album consacré à 52 sonates de Scarlatti), l’une de la légèreté d’un papillon, l’autre avec une grande maîtrise des silences pour mieux faire entendre le mélange de gaieté et de mélancolie qui fait ici de Scarlatti un précurseur de Schubert. La si mineur, très connue, prise très vite, pas pour briller, non, mais parce que c’est ainsi, et il enchaîne avec sa propre Toccata, un vertige, qui regarde évidemment vers le jazz (Debargue est un fondu de jazz), vers le fameux Blue Rondo à la Turk de Dave Brubeck que reprit Claude Nougaro. Evidemment, dans la Scarlatti suivante (celle en mi bémol) Debargue introduit des contre-rythmes presque jazzy et… ça passe parfaitement, on est conquis, même les cigales adorent, elles se sont tues pour mieux l’écouter.

Sous la pluie, d'autres mesures-barrières en forme d'imperméables C) Bertrand Renard, France Info Culture

En fait non. Le ciel noircissait sans qu’on pût voir si c’était la nuit ou l’orage. Les deux mon général ! Une pluie violente et soudaine qui précipite le pianiste, son beau costume sombre et sa chemise blanche, dans la coulisse, (mais il est protégé par l’avancée de la scène) et nous, malheureux, nous égayant, déjà trempés, pour chercher un arbre (ce n’est pas prudent du tout mais c’est touffu, un arbre) Un monsieur en profite pour sortir, furibard : « ça tombe bien parce que c’était vraiment mauvais », on découvre que Debargue est clivant…
Sauf que ce monsieur, suivi par une dame triste et soumise et qui voudrait rester sans doute (vous connaissez Balance ton porc, chère madame ?), a une gueule à détester la terre entière et à détester que Debargue joue sa propre musique : un Prélude et fugue aussi, sur des réminiscences du Dies Irae, où la ligne musicale retombe d’une manière très bizarre ; une écriture assez tonale mais un vrai ton.

La pluie rompt le charme, Debargue nous le rend.

Et le monsieur détestait encore plus, sûrement, les œuvres de Stéphane Delplace, peut-être copain de Debargue, que nous ne connaissions pas, un Septem Perpetuum haletant, très intéressant, un Klavierstuck plus musique de bar, mais un excellent bar, avec de la tequila. Bach, Debargue, Delplace, Scarlatti : un programme à la Debargue, l’état d’esprit de Debargue en ce soir d’août qui, dans sa tête et dans ses doigts, et à cette heure-là, avait envie de nous dire cela. Libre à nous de suivre… et d’ailleurs c’est Debargue que la pluie décontenança le plus, comme si son humeur eût risqué de se perdre en recherchant le fil rompu.
Il le retrouva. Grâce au cher Scarlatti. Pendant ce temps, en trois minutes, des petites mains vraiment efficaces distribuaient des imperméables-ponchos de plastique, nous transformant en Japonais affrontant un typhon, et nous nous rassîmes sur des sièges mouillés mais les fesses protégées pour écouter la fin du concert. Où Debargue, sans limite de son énergie, nous offrit en bis une Barcarolle de son cru. Puis une des 13 Barcarolles de Fauré, et l’on eut le sentiment, pendant ces trois minutes, qu’un fauréen (c’est si rare) naissait devant nous…

C) Christophe Grémiot

Il conclut avec la Fantaisie opus 28 de Scriabine, œuvre excessive, échevelée, d’une lugubre mélancolie, à côté de quoi les pièces de Rachmaninov semblent d’une débordante gaieté. Grands gestes des bras, doigts courant sur les touches, cette extraversion un peu mise en scène nous agaça un peu. Un soupir du pianiste sur la note finale renversait la perspective : ce n’était pas pour nous montrer sa virtuosité que Lucas Debargue avait ainsi dévasté son clavier, mais pour lui-même, se prouver comme un athlète qui doit dépasser ses performances qu’il en est toujours capable, et sans vraiment d’enjeu. Un jeune maître s’essayait devant nous à un entraînement sportif et musical mais, de Fauré en Scriabine, si éloigné de l’atmosphère de son concert

Un jeune homme du XXIe siècle

Nous eûmes la chance de partager avec quelques autres le dîner qui suivit autour d’un garçon -30 ans aux châtaignes- attentif, souriant, passionné, qui avait troqué le costume classique pour un improbable T-shirt aux motifs lie-de-vin, mexicano-bulgare peut-être. On le découvrait curieux de philosophie, de littérature, d’histoire, réfléchissant à son époque, aux perspectives que la musique peut proposer aujourd’hui après un siècle précédent si riche en courants dont certains, de son point de vue, furent des impasses. Assumant le retour à une écriture tonale mais d’aujourd’hui, sans aucun passéisme dans le discours (et soutenant Jérôme Ducros dans la polémique qui secoua le monde musical il y a quelques mois), mais avec la simple volonté de sortir des ambiguïtés. Parlant avec force de sa découverte déjà ancienne de Chostakovitch – « sa 4e symphonie, une des plus grandes œuvres du XXe siècle » - comme des liens étranges qui unissaient Aragon et Drieu la Rochelle – « le « Gilles » de l’un est l’« Aurélien » de l’autre » ou de ce qui peut conduire des artistes à écrire des œuvres géniales en côtoyant ou, pire, en justifiant l’ignoble (et Céline n’était pas le seul dans ce cas). Ce qui suppose aussi que rien ne naît de rien et qu’un interprète a le devoir de regarder bien au-delà des notes.

C) Christophe Grémiot

On aurait aimé que la discussion se poursuivît encore tant elle recelait de questions foisonnantes mais dont on se disait qu’il avait bien l’intention de les résoudre. On le laissait sur cet aveu : sa lecture constante et passionnée de partitions oubliées (qu’il confesse « avoir la chance d’entendre, dans toute leur complexité »), d’un Maurice Emmanuel ou d’un Jean Roger-Ducasse, Français méconnus qui ont écrit pour le piano, et aussi d’un Albéric Magnard, ce magnifique symphoniste où un pianiste n’a rien à défendre. Ecouter en lisant, pendant qu’il travaille sur un autre défi, celui des grands concertos pour piano de Mozart. On se souvenait alors que son premier Cd était une carte de visite si riche de directions possibles. On comprit l’autre soir qu’il allait toutes les explorer.
Récital Lucas Debargue : œuvres de Bach, Domenico Scarlatti, Lucas Debargue, Stéphane Delplace, avec des « bis » de Debargue, Fauré et Scriabine. La Roque-d’Anthéron le 13 août.

5Article publié le 20 août)