"La Folle Journée" de Nantes 2018 sur le thème de l'exil

Le "Lieu Unique", un des lieux de "La folle journée" C) Bertrand Béchard, Maxppp

Après la passion, la nature et la danse, voici l'exil, thème retenu pour "La Folle Journée" de Nantes, 24e édition, qui se tiendra du mercredi 31 janvier au dimanche 4 février. Et toujours ces chiffres impressionnants, 288 concerts en cinq jours dans plus d'une dizaine de lieux. Quant au nombre d'artistes...

L'exil, un monde nouveau?

L'exil: sujet tragique s'il en est. Mais le vrai titre de cette "Folle Journée" paraît en évacuer les drames: "Vers un monde nouveau". C'est effectivement une manière de voir les choses, référence à tous ces exilés économiques et politiques de la vieille Europe qui partaient entre 1850 et 1930 vers un monde nouveau, le Nouveau monde: ils laissaient leurs malheurs derrière eux, se reconstruisant sur les terres d'Amérique.

C'est d'ailleurs ce qui arriva à beaucoup de compositeurs: la tentation de l'Amérique pour échapper aux persécutions touchant les juifs dans les pays nazifiés (Korngold, Schönberg, Kurt Weill), pour échapper à la traque des communistes (Eisler), à la mise à l'écart, venant du communisme, des musiciens "bourgeois" (Stravinsky, Rachmaninov) Ou, tout simplement, parce que leur idéal de liberté, leur pureté de démocrate, les conduisaient à refuser les dérives de leur pays (Hindemith, Bartok quittant la Hongrie, Martinu quittant la Tchécoslovaquie menacée par Hitler.

Bartok debout, avec György Sandor qui créa son 3e concerto pour piano ©Leemage

Bartok debout, avec György Sandor qui créa son 3e concerto pour piano
©Leemage

Europe-Amérique, la trajectoire heureuse?

Mais, pour ces compositeurs qui seront abondamment présentés à Nantes (ne recoupant qu'en partie par le choix même de leurs oeuvres la "Folle Journée" américaine de 2014 où on les avait déjà beaucoup entendus), ce ne sera pas toujours la trajectoire heureuse Europe-Amérique. Un Stravinsky (déjà passé par la Suisse et par la France), un Schönberg, réussiront leur exil. Un Korngold, brillamment intégré à Hollywood, voudra revenir en Autriche où il sera accueilli dans l'indifférence et repartira mourir dans sa nouvelle patrie. Un Kurt Weill restera là-bas pendant qu'un Eisler reviendra en Allemagne, mais dans l'Allemagne communiste.

Quant à Rachmaninov il vivra la vie d'un éternel errant, tout en allers-retours, certain de ne jamais revoir sa Russie natale. Le pplus triste Bartok, arrivé  à New-York "homme sans refuge, solitaire" (disait de lui Yehudi Menuhin) et qui finit par mourir de cette douleur de l'exil.

Prokofiev "exilé", Dvorak à New-York

Après cela, ce thème de l'exil va être aussi considérablement élargi, car il faut nourrir près de 300 concerts. Peut-être certains feront-ils la fine bouche en trouvant (c'était aussi le cas les autres années!) que la thématique est traitée de manière un peu élastique. Considérer que Prokofiev est un "exilé", mot qu'il n'a jamais employé, profitant simplement de sa condition d'interprète virtuose pour "tenter" les Etats-Unis ou la France avant de revenir chez lui en 1936, nous permettra d'entendre son "Ouverture sur des thèmes juifs" ou son "3e concerto pour piano" Mais Dvorak, nommé pour trois ans directeur du conservatoire de New-York... Son "exil" est d'ailleurs écrit entre guillemets et nous vaudra d'écouter la "Symphonie du Nouveau Monde" et le "Concerto pour violoncelle".

Barbara Hendricks sera là ©Marcello Mencarini/Leemage

Barbara Hendricks sera là ©Marcello Mencarini/Leemage

Il est vrai que l'exil peut être l'exil librement décidé: celui des Espagnols, Albeniz, Granados, Rodrigo, trouvant à Paris les conditions de création et la vie artistique qu'ils ne rencontraient pas chez eux. Mais c'est un exil qui repose toujours sur une déception personnelle. Sans parler d'un Chopin, parti dompter l'Europe et qui y parviendra, sans jamais revenir dans sa Pologne natale dépecée par la Russie, la Prusse et l'Autriche.

Se mettre "au service"...

"Quand l'exil était heureux", dit le programme. A une époque plus ancienne, peut-être, car les conditions économiques et les modèles artistiques faisaient que les musiciens se mettaient "au service": d'un prince, d'un pays, d'une communauté: Lully à Versailles chez Louis XIV, le Saxon Haendel s'installant à Londres où régnait depuis peu... un héritier de Saxe. Domenico Scarlatti quittant Naples pour la cour d'Espagne. Y avait-il exil aussi dans les pérégrinations de Bach en différents lieux d'Allemagne? Y avait-il exil dans les voyages de l'enfant Mozart ou dans la nécessité de faire créer à Prague ce "Don Giovanni" que sa ville de Vienne refusait? C'est en tout cas à Paris que mourut Anna Maria Mozart et que son fils dut y laisser la sépouille, avec la quasi certitude qu'il ne reviendrait jamais prier sur sa tombe (elle est enterrée en l'église Saint-Eustache)

Il y avait exil aussi quand l'exil était intérieur: ignorance du public de son temps (Schubert), impossibilité d'obtenir un poste officiel dans son propre pays (John Dowland et l'Angleterre de la Renaissance), refus d'un pouvoir de jouer sa musique (Weinberg, Kancheli), exil posthume aussi (les oeuvres de Mendelssohn interdites sous le nazisme)

... et Gidon Kremer aussi C) Attila Kisbenedek, AFP

... et Gidon Kremer aussi C) Attila Kisbenedek, AFP

Exil et musiques ethniques

Mais c'est bien sûr dans des musiques plus purement ethniques que l'exil sera le plus sensible, et ces musiques-là viennent désormais assez systématiquement à "La Folle Journée" en contrepoint des compositeurs classiques: exil des noirs américains dans leur propre pays (Barbara Hendricks sera là pour le rappeler), douleurs de peuples ballottés, traqués: tziganes (le Sirba Octet), macédoniens, peuples baltes. Et Gidon Kremer, désormais redevenu letton, sera là avec sa Kremerata Baltica pour nous l'apprendre avec vigueur.

Hendricks, Kremer, Tristano, et des habitués...

Hendricks, une fidèle de "La Folle Journée" Kremer qui, lui, semble y prendre goût. Le claveciniste fou (et si talentueux) Jean Rondeau aussi. Et l'austère Pierre Hantaï. Et Francisco Tristano, toujours dans l'expérience...

D'autres, habitués, "piliers" devrait-on dire: Anne Queffelec, Henri Demarquette, Boris Berezovski, le Trio Wanderer, Jean-Frédéric Neuburger, le Quatuor Modigliani, Andreï Korobeinikov. Et puis de plus rares: Nelson Goerner ou la grande pianiste roumaine, trop méconnue, Dana Ciocarlie. Ou Seong Jin Cho, lauréat du concours Chopin et qui jouera... Chopin!

Les "jeunes pousses"... en attendant l'an prochain

On ne peut les citer tous. On prêtera attention cependant aux jeunes pousses, surtout les pianistes. Nantes est un endroit où on les entend, avant ou après La Roque-d'Anthéron: Marie-Ange Nguci (dans Chopin et Prokofiev), Eliane Reyes, Maroussia Gentet (récent prix de la fondation Cziffra) Mais aussi les harpistes Sylvain Blassel ou Anaïs Gaudemard, la violoniste Elsa Grether, le mandoliniste Julien Martineau ou le claveciniste Yoann Moulin.

Et la question qui nous obsédera: quel thème l'année prochaine? C'est un secret aussi bien gardé que l'or de la Banque européenne (on l'espère) et dont seul René Martin, l'inventeur et "directeur artistique" (titre modeste au regard de son rôle réel), détient pour l'instant la clef.

"La Folle Journée 2018" (24e édition), sur le thème de "l'exil". Nantes, du 31 janvier au 4 février, en différents lieux (La Cité des Congrès, Le Lieu Unique) Renseignements au CREA ou à l'Office de tourisme.

Je réaliserai une chronique quotidienne de cet événement.

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