Grieg, Scarlatti, Chostakovitch: les délicieux "bis" de Nelson Freire

Monsieur freire C) Gregory Favre

Je l'avoue, j'avais été un peu agacé par l'annonce du nouveau Cd de Nelson Freire: "Nelson Freire Encores". "Encores", ce mot anglais (enfin, français passé en anglais) que nous traduisons, nous, par "bis" (mot latin). Soit, souvent, des piécettes ou de vagues transcriptions, ou des trucs brillants qu'on ne sait pas où mettre. Paresse éditoriale quand  il s'agit d'un très grand pianiste de l'époque, qui a encore à nous offrir ou ré-offrir bien des chefs-d'oeuvre?... Mon erreur était profonde, je le confesse.

Un Cd de Bis très intelligemment conçu

Car c'est sans doute un des disques d' "Encores" les plus intelligemment conçus qui existent. Bien sûr on n'échappe pas à quelques "standards" de moindre intérêt mais il n'y en a pas tant que ça: le Hornpipe de Purcell qui, après tout, ne dure que 47 secondes. Ou le Ständchen de Richard Strauss... revu par Leopold Godowsky, ce virtuose polonais un peu fou qui, trouvant que les Etudes de Chopin n'étaient pas assez difficiles, y a ajouté encore une déferlante de notes supplémentaires!

Et justement ni Etudes de Chopin ni Oiseau prophète ou Rêverie de Schumann ni Rêve d'amour de Liszt ni même, transcrit justement par Liszt, l'admirable Ständchen de Schubert. Comme si, pour Freire (et on l'en remercie!), ces oeuvres-là valaient largement plus qu'un remerciement au passage, un dernier tour de piste pour dire au revoir (et, c'est vrai, finalement, nous faisant nous demander: mais à quoi donc servent les "Bis"?)

Nelson F. C) Gregory Favre

Des sections bien identifiées, deux beaux Scarlatti

De manière franche le disque est divisé en sections: une introduction baroque, une partie fin de siècle, puis le coeur du Cd, une partie russe, une partie espagnole. La section baroque ouvre par une merveille, la Danse des esprits bienheureux de l' Orphée et Eurydice de Gluck (transcrite par l'Italien Sgambati): le toucher caressant de Freire, la douceur mélancolique et fugace qu'il met dans cette étrange courte pièce de l'opéra, si à part, en font un bijou. Comme le sont les deux sonates de Scarlatti (pas les plus connues): la K. 64 en forme de gavotte qu'on croirait jouer au pianoforte (notes piquées parfaitement en place), la K. 377, d'une allègre.. mélancolie mais, on ne sait pourquoi, enregistrée comme si Freire jouait dans la pièce d'à côté. Et Freire fait partie de ces rares pianistes qui, quand ils jouent (très) vite, ont toujours un absolu contrôle de leur son. (Le Hornpipe est au milieu)

Des Polonais et des Russes

La section "fin de siècle", outre le Strauss/ Godowski, est déjà inattendue: un très beau Nocturne de Paderewski (beau aussi parce que joué avec un sens de la respiration exceptionnel) qui a parfois des allures de valse lente (une femme mystérieuse derrière son loup noir que l'on regarde danser en fin de bal); et une pièce un peu ésotérique, Vers l'azur, entre Scriabine et Ciurlonis, d'un autre Polonais, Zygmunt Stojowski.

La section russe est plus convenue: la Mélodie d'Anton Rubinstein a ses amateurs, malgré son côté salonnard. Le Poème de Scriabine est d'une étrangeté... scriabinienne et les deux Préludes  de Rachmaninov, assez connus (opus 32 numéros 10 et 12) sont joués avec un refus du spectaculaire, une poésie neurasthénique remarquable.

C) Gregory Favre

L'Espagne (aussi) à l'honneur

La partie espagnole est construite avec un "produit d'appel", La Maja et le rossignol, fameux extrait  des Goyescas de Granados. Suit une pièce laconique de Mompou bien plus rare, Jeunes filles au jardin, éminemment debussyste et qui tourne à la valse lente. Enfin deux Albeniz, un Tango (transcrit par Godowsky) qui, lui, manque de force (dans la volonté de Freire de ne pas faire du folklorisme) et un Navarra (oeuvre achevée par Déodat de Séverac) très abouti malgré ce piano encore enregistré de loin.

Un rarissime Chostakovitch

J'ai gardé le meilleur pour la fin. D'abord les rarissimes Trois danses fantastiques, oeuvre de jeunesse de Chostakovitch qui n'a pas beaucoup composé pour le piano. On est, en moins virtuose, proche du premier Prokofiev, avec une marche où passe un petit frère du Scarbo de Ravel, une valse mélancolique dansée par des fantômes, enfin la polka enjouée d'un cirque qui s'éloigne: moins de quatre minutes d'aquatintes, qui n'ont guère été enregistrées que par... Chostakovitch lui-même il y a 60 ans.

Emile Guilels, comme Nelson Freire, jouait Grieg. C) David Cholomovitch / Spoutnik

Freire jouait ceux qu'on ne jouait pas

Et enfin ce qui constitue quasiment la moitié du Cd, placé en son coeur, un choix de 12 Pièces lyriques de Grieg. Au passage, dans son commentaire de la personnalité de Freire, Alain Lompech, auteur du livret, souligne combien Freire a toujours aimé des compositeurs... qu'il était de bon ton de mépriser dans les fameuses années 60 et 70: Grieg, Rachmaninov, Villa-Lobos, Liszt. Et même Granados et Albeniz, "laissés à des spécialistes" (comprenez: les pianistes espagnols) Freire, lui, a toujours joué le Concerto de Grieg. On est donc si heureux d'entendre les Pièces lyriques, un choix en tout cas puisque Grieg en composa 66 durant toute sa vie, partagées en dix recueils. Elles sont scandaleusement ignorées (le Norvégien Leif Ove Andsnes les joue, c'est bien le moins, Grieg est son compatriote!) depuis qu'Emil Guilels (qui n'enregistrait pas n'importe quoi) en fit un disque admirable. Guilels avait découvert les Pièces lyriques par hasard, il en disait: "Seuls les pédagogues et les enfants les connaissent" Il en enregistra vingt.

 

La moitié du Cd consacré à Grieg

Et il ajoutait: "L'art de Grieg est celui de la mosaïque... Il ne repose pas toujours sur la couleur: les ombres sont également importantes". Et c'est ainsi que Freire les joue. Pièces qui n'ont de lyriques que le nom, qui sont au contraire d'un surprenant dépouillement, fugaces comme la brise, tristes et grandioses comme un ciel bas sur un fjord, retenues et laconiques comme la solitude d'un promeneur sur un chemin de colline, et d'un gris de perle comme l'horizon de la mer quand approche le cercle polaire. Rien du romantisme exacerbé auquel on pourrait rattacher Grieg. Une musique à part, au contraire, dont Freire saisit immédiatement le juste ton qu'il faut y mettre, à l'exception de Halling où le Brésilien a du mal à rendre le rythme d'une danse en sabots de la montagne de Norvège.

Nelson Freire C) Gregory Favre

A bientôt après la convalescence

Mais on rêve que les "Encores" de Grieg deviennent mieux: toute une partie d'un concert. Ce ne sera malheureusement pas pour tout de suite: Freire a fait une mauvaise chute récemment, s'est cassé épaule et bras droit. Il faudra attendre de longs mois pour le retrouver. Et, souhaitons-le, parfaitement guéri. En attendant écoutons Grieg, Chostakovitch, Scarlatti et les autres qui sont souvent bien plus que des "Encores": des bijoux, en soi.

Les "Encores" de Nelson Freire. Un Cd Decca

 

Mariss Jansons nous a quittés dans la nuit du 1er décembre. France Info Culture lui a rendu hommage (voir en pages Classique) Je ne peux oublier d'avoir assisté à sans doute ce qui fut un de ses derniers concerts; c'était à la Philharmonie de Paris le 31 octobre, à la tête d'un de ses orchestres préférés, celui de la Radio Bavaroise. Au-delà du deuil de tous les musiciens du monde, et particulièrement de ceux de Vienne et de Berlin comme le rappelle notre nécrologie, c'est aux interprètes munichois qu'il dirigeait depuis tant d'années que le vide laissé par son décès semblera le plus lourd. On le voyait bien fatigué ce jour-là quand il entrait en scène mais l'énergie face aux musiciens était intacte, décuplée sans doute par le sentiment, connu de lui seul, que c'était une des ultimes soirées de musique qu'il arrachait à ses propres forces. Tous les spectateurs se souviendront de cette 10e symphonie de Chostakovitch incroyable qu'il nous offrit. Chostakovitch, un de ses compositeurs préférés. Mon compte-rendu vous en dira plus long (publié le 12 novembre)

C) Olga Matseva/ AFP

Ici le cercueil non encore refermé lors des obsèques de Mariss Jansons à Saint-Pétersbourg aujourd'hui 5 décembre. Très ému, le pianiste Denis Matsuev qui joua souvent sous la baguette de Jansons.