A côté des 32 sonates et des immenses Variations Diabelli, oeuvre de la fin de vie, récapitulation d'une oeuvre, Beethoven a aussi composé un corpus de courtes pièces, d'un côté des cycles de Variations plus brèves, de l'autre des Bagatelles, elles aussi réunis en cycles ou parfois solitaires comme la fameuse Lettre à Elise qui en fait partie. Deux excellents jeunes pianistes français, Tanguy de Williencourt et Sélim Mazari, nous les proposent.
"C'est ouné bagatelll"
La rediffusion d' Un fil à la patte de Feydeau l'autre jour, dans la belle mise en scène de Jérôme Deschamps à la Comédie-Française, a remis à l'honneur le mot "bagatelle", dont l'improbable général sud-américain Irrigua cherche désespérément le sens (pas du tout sexuel) en finissant par le relier à une superbe bague à rubis: "C'est ouné bagatelll qué yé vous offre...". On pourrait en dire autant des Bagatelles de Beethoven, celui-ci les appelait ses petites choses (Kleinigkeiten) mais elles ont ponctué sa carrière et se révèlent de vrais bijoux...
L'intérêt du présent disque est donc triple: le premier, non de les découvrir (il y eut entre autres, il y a longtemps, un superbe enregistrement de Stephen Bishop-Kovacevich et un autre d'Alfred Brendel) mais de les redécouvrir, et comme des opus de haute valeur. Le deuxième est d'être exhaustif, ajoutant aux trois grands cycles des Bagatelles sans numéro d'opus (dont la fameuse Lettre à Elise). Le troisième est de mettre sous les projecteurs un de nos jeunes pianistes, Tanguy de Williencourt qui nous livre un Cd tout à fait remarquable. Il lui manque encore (car on le connaissait mais plutôt comme accompagnateur) de recevoir un prix international prestigieux tels un Lucas Debargue, un Alexandre Kantorow: c'est tout le mal qu'on lui souhaite!
Construire en liberté
Trois cycles donc: opus 33, 119 et 126. L'opus 33 c'est un Beethoven de 32 ans, qui a déjà 18 sonates (sur 32) à son actif. Déjà, donc, un maître -LE maître?- du piano, instrument, rappelons-le, assez neuf. 7 pièces, qui durent entre moins de deux et moins de quatre minutes. Et immédiatement cette chose passionnante de voir un Beethoven multipliant les humeurs -la première très Haydn et Mozart mais avec des surprises, la septième fougueuse et trépidante avec ses accords répétés à la main gauche, la deuxième avec son jeu de notes pointues toujours à la main gauche, et puis certaines plus mélancoliques, plus sages, plus secrètes-, de voir, disais-je, un Beethoven, s'obliger à construire, à architecturer, parfois comme des mini-sonates, à rebours d'un Chopin (ces Bagatelles ont la durée de beaucoup de pièces du Polonais) où le sentiment de liberté, d'improvisation, est si considérable. Chez Beethoven le coeur est toujours contrôlé par la tête et c'est quand cet équilibre est réussi (le plus souvent) que ces petites choses nous touchent vraiment de près.
Beau travail du jeune pianiste
Qualité supplémentaire- mais non des moindres- le travail de Tanguy de Williencourt qui, d'un piano souple, sonore, poétique quand il le faut, de très belle couleur et de très beau toucher, s'attache à donner son caractère à chaque Bagatelle, cherchant à lui rendre sa structure mais aussi son parfum.
Les pièces intermédiaires -en faux numéro d'opus "WoO"- bénéficient de ce même souci, si l'on ne sait pas toujours de quand elles datent -un peu de toute la vie. L'opus 119 est assez étrange: onze Bagatelles, les cinq premières de l'époque de l'opus 33 mais plus concises, et qui renvoient, telle la première du cycle, vers la mélancolie d'un Scarlatti, avant cette pièce brève (1 minute et 4 secondes!) où la main gauche se promène en enchaînant les guirlandes de notes. Mais les six dernières datent des années 1820, avec un sentiment de liberté (contrôlée), d'improvisation, en différentes humeurs sonores: le crescendo de la 7e, la ligne musicale fuyante de la 8e, la valse si précieuse qu'est la 9e (et l'on notera la retenue de toucher du pianiste en fin de phrase)... et les 14 secondes de la 10e alors que la dernière nous renvoie à Bach!
Une douceur à la Brahms
Les 6 Bagatelles opus 126 retrouvent les dimensions de celles de l'opus 33; elles ont une douceur et une mélancolie qui préfigurent les pièces les plus secrètes de Brahms (amoureux s'il en fut lui aussi de ces formes brèves), un Brahms qui abandonna la forme sonate dès l'âge de 20 ans mais n'appela jamais Bagatelle aucune de ses propres pièces courtes...
Mais qui suivit Beethoven dans un autre genre, celui de la Variation. Sur des thèmes de Haendel, Paganini, Haydn pour Brahms. Sur des thèmes de... lui-même pour Beethoven. Remarquable Cd aussi de Sélim Mazari, air de gamin par rapport au barbu Williencourt mais ils n'ont que deux ans d'écart (28 pour Mazari, 30 pour Williencourt). On découvre donc vraiment ce jeune homme dans les quatre "autres" cycles -non pas par rapport aux Bagatelles mais par rapport au monument des Variations Diabelli où l'on aimera entendre Mazari un de ces jours. Si l'on voulait comparer Mazari à Williencourt -et pourquoi le ferait-on?- plus de fougue chez Mazari, quelque chose de plus libre; plus de réflexion chez Williencourt.
Des Variations qui valent mieux que leur réputation
Cette liberté-là convient justement aux Variations, opus difficiles car il faut absolument les... varier, sinon l'ennui gagne, et en même temps garder l'original en tête, à moins que l'original soit complètement différent comme dans la Rhapsodie Paganini de Rachmaninov. Et Mazari le fait très bien, y compris dans les deux cycles "WoO" des 32 variations en ut mineur (la délicatesse de touche de la 18e variation et la fougue de la suivante!) et sur le ballet "Das Waldmädchen" (La fille de la forêt), ballet de son ami Pavel Wranitzky, premier violon à l'Opéra de Vienne. Ces deux cycles, et particulièrement sous les doigts de Mazari, valent bien mieux que leur réputation -y compris véhiculée par Beethoven: j'emprunte au texte de Michel Le Naour l'anecdote du maître visitant son facteur de piano dont la fille jouait ses Variations en ut mineur et dans un premier temps ne les reconnaissant pas. Puis: "C'est de moi? Ah! Beethoven, Beethoven, quel âne tu fais!"
Au demeurant les Variations sur le thème de son ami Wranicky préfigure (avec bien moins de génie) les Diabelli en ce que Beethoven, sur un thème parfaitement anodin, réussit à faire les pieds au mur et à nous séduire de son inépuisable inspiration.
Flamboyance des "Eroïca", flamboyance de Sélim Mazari
Evidemment on passe à autre chose avec, d'abord, les Variations opus 34. Un thème classique d'abord, puis des variations...sur des variations sur des variations (un peu comme chez Rachmaninov) au point qu'on a vite oublié le thème! Mais c'est encore autre chose dans l'opus 35, les Variations "Eroïca", ambitieux chef-d'oeuvre où Beethoven recycle une mélodie fort célèbre de son ennuyeux ballet, Les créatures de Prométhée. Et dans une forme curieuse, qui montre que ce ne sont pas tout à fait des variations comme les autres. La puissance du thème, repris ensuite à deux, trois, puis quatre voix, puis rejoué, les variations au nombre de quinze -la 7e, notée "Canon à l'octave", la dernière immense ( 4 minutes pour une moyenne de 40 secondes), une coda, un finale en forme de fugue, supérieurement construite. L'ambition, la volonté de dire: voyez comme, dans ce genre, j'imprime ma patte (un Brahms, dans la structure, sera bien plus classique) Et Sélim Mazari, très inspiré, qui mène l'affaire en se jouant, marquant les violents accords, indiquant les surprises (Variations 3 ou 13), soulignant les audaces, bâtissant la fugue en apothéose, non alla Bach mais bien alla Beethoven. Telle une force qui va...
Deux très beaux Cd d'un Beethoven moins attendu, deux jeunes talents du piano français, de quoi se réjouir.
Ludwig van Beethoven:
- 7 Bagatelles opus 33. 11 Bagatelles opus 119. 6 Bagatelles opus 126. 8 Bagatelles sans numéro d'opus (dont la "Lettre à Elise"). Tanguy de Williencourt, piano. Un disque Mirare.
- 32 Variations en ut mineur. Variations sur le ballet "Das Waldmädchen". Variations et fugue opus 35 "Eroïca". Variations en fa majeur opus 34. Sélim Mazari, piano. Un disque Mirare