Camille, Albin de la Simone ou Jeanne Added s'immergent dans les mélodies de Gabriel Fauré

Himiko Paganotti chantant, Hugh Coltman assis C) Christophe Raynaud de Lage

(Les photos qui illustrent cet article ont été prises au festival d'Avignon)

C'est un spectacle qui a déjà un an et demi mais qui tient toujours du "work in progress": la metteure en scène Sonia Bester et le groupe musical Baum (piano, violon et violoncelle autour du guitariste Olivier Mellano) avaient eu l'idée de faire une soirée au festival d'Avignon en demandant de chanter les mélodies de Gabriel Fauré à des chanteurs venus de tous les horizons, sauf l'horizon classique. Résultat en demi-teinte à l'époque. Où en est-on 18 mois plus tard?

Un concept séduisant mais casse-gueule

On sait combien un tel concept peut être casse-gueule, tant c'est une vrai tentation pour tous les musiciens d'aller se frotter à d'autres genres musicaux, avec des réussites souvent discutables. C'est qu'évidemment  combien de chanteurs de variétés ou de rock ont-ils étudié dans les conservatoires, appris tel instrument (le piano le plus souvent) qui les a conduits immanquablement à pratiquer dans leur jeunesse Beethoven ou Chopin? A l'inverse, les jeunes générations classiques n'hésitent pas, peut-être pour évacuer la pression du milieu, à se constituer avec quelques amis en formations "qui déménagent", style rock ou métal. Donc, oui, la tentation est grande, sauf que, quand il s'agit de voix, la manière de l'utiliser n'est pas du tout la même -pour faire vite, le principe de la tessiture respecté dans le classique, l'écriture non  pour un type de voix mais pour une voix spécifique dans la chanson.

Tous les chanteurs C) Christophe Raynaud de Lage

Qui est le public?

L'autre question induite par ce genre de spectacle est le public qu'il rencontre: amateurs des admirables mélodies de Fauré qui, forcément, trouveront à redire sur le style vocal, groupies des chanteurs qui s'y risquent, qui jugeront sans doute que c'est beaucoup de bruit pour rien par rapport au répertoire de leur idole. On a même lu maints confrères venus du rock ou de la chanson qui retombaient dans les clichés du mélodiste ampoulé pour justifier (ou non) ce dépoussiérage (en même temps, ils n'ont pas toujours tort), sans compter celui qui avouait "assez bien connaître les mélodies de Fauré", comme si cet aveu du bout des lèvres en faisait, auprès de ses collègues, une sorte d'aventurier sur la piste des dinosaures.

Le mieux étant -si l'on veut, et l'on n'y oblige personne- d'écouter cette soirée comme une autre manière de faire sonner un de nos plus grands compositeurs.

Une mélodie de Fauré en chanson de marin

Je pensais à cela en entendant par exemple le chanteur John Greaves, inconnu de moi (le clivage entre les genres musicaux existe aussi, évidemment, chez les critiques), homme plus tout jeune et qui, n'avait, selon moi, pas bien chanté Automne, mais d'une voix à la Bashung qui lui donnait de curieuses couleurs. Greaves interprète ensuite Les Berceaux, une de mes mélodies préférées, sur un texte de Sully-Prudhomme: Les Berceaux relient berceaux et vaisseaux, on est à l'époque où les hommes s'en vont loin pêcher, et souvent ne reviennent pas, laissant des veuves et des nouveaux-nés, et les vaisseaux qui s'éloignent "Sentent leur masse retenue / Par l'âme des lointains berceaux" Greaves, d'une justesse approximative par rapport aux canons classiques (un Gérard Souzay, un Camille Maurane), transforme cette mélodie en une étonnante chanson de marin, bourrue, alcoolisée, entre Arno et Miossec, poignante en cela, et que Fauré, sans doute, aurait aimé entendre ainsi (aussi!)

Le pianiste Simon Dalmais, la violoniste Anne Gouverneur, la violoncelliste Maëva Le Berre C) Christophe Raynaud de Lage

Un collectif en évolution

Par rapport à Avignon (juillet 2018) et aux représentations qui ont suivi, certains chanteurs ne sont plus là (Dominique A., Piers Faccini, Judith Chemla, JP Nataf et même Etienne Daho), remplacés par d'autres (Jeanne Added, Albin de la Simone): on suppose qu'ils se fédèrent en fonction de leurs disponibilités personnelles mais cela montre en tout cas un vif intérêt de tout un monde artistique pour l'écriture rare d'un Fauré, qui écrivait sur les vers des plus grands poètes de son temps (Sully-Prudhomme, Armand Silvestre, Albert Samain, et surtout beaucoup de Verlaine) et dont, cependant, la production ne hante pas les salles de concert. L'intelligence du choix de mélodies se fait aussi sur un certain ton résumé par les titres: Crépuscule / Tristesse / Spleen / Automne / En sourdine / Le secret / Aux âmes / Clair de Lune / Nocturne / Aux astres / Adieu / Ô mort, poussière d'étoiles, pour finir, dans un très beau collectif, par Seul(e)s.

Mélancolie, espace intime

Intimité, mélancolie, d'ailleurs très "fin-de-siècle" (le XIXe!), pudeur des sentiments et lyrisme des mélodies (Après un rêve, une des plus belles, et même une des plus belles de toute l'histoire de la mélodie et du lied, remarquablement "dite" par Rosemary Standley, du groupe Moriarty), dans un décor intime où d'autres chanteurs sont assis ou debout, entrent et sortent, glissent plutôt, dans une sorte d'espace fermé de pampilles où les instruments sont éclairés par des taches de lumières, une lampe Art nouveau s'allume, on est dans un salon ou dans une antichambre, c'est incertain, mouvant, assez beau, plus mis en mouvement que mise en scène et correspondant assez exactement à cet entre-deux des oeuvres.

John Greaves chantant "Les berceaux". Au piano, Simon Dalmais C) Christophe Raynaud de Lage

De la lune à la lune

Ils sont 10 chanteurs, ce soir-là, dans le très bel Auditorium de la Seine Musicale (plus beau, à mon sens, que la salle principale!), dix chanteurs qui acceptent aussi qu'on les compare aux autres, et bien sûr, en tout cas sur cet exercice fauréen, on est obligé de le faire. Ainsi on sent Albin de la Simone traquant devant l'enjeu d'avoir à défendre un des plus beaux poèmes de Verlaine, Clair de lune: Votre âme est un paysage choisi / Que vont charmant masques et bergamasques. Camille, elle, s'attaque à La lune blanche luit dans les bois (Verlaine toujours) et Camille a une troublante voix blanche de lune mais dont l'ultime aigu vacille. Jeanne Added enfin chante Nocturne (Villiers de l'Isle-Adam) avec une belle énergie mais plus attentive à respecter la ligne musicale qu'aux mots mêmes.

L'art de la diction

Les mots: élément essentiel d'une telle soirée, qui montre aussi la complicité des artistes. A qui il est difficile, quand ils n'ont qu'une chanson à défendre (les trois que je viens de citer), d'être immédiatement dans l'esprit. L'Anglais Hugh Coltman défend mieux Adieu qu'il chante bien après Crépuscule. De sa voix étrange et haut perchée, la Canadienne Kyrie Kristmanson, qui ouvre la soirée, est hélas! incompréhensible dans Paradis, plus claire dans l' Introït du Requiem -ou est-ce le texte qui est évidemment moins complexe, celui de la liturgie des morts?

Elles sont trois, finalement, à rallier tous nos suffrages techniques et à y rajouter le sentiment: Rosemary Standley, déjà citée (beau Ici-bas, qui donne son titre au spectacle). L'impeccable Elise Caron (Spleen, En sourdine et Notre amour (avec Kristmanson) qui déploie un vrai art de la scansion. Enfin Sandra Nkaké, un peu hiératique mais impeccable de voix et d'une magnifique clarté de diseuse, dont on reçoit la moindre syllabe en plein coeur.

A la guitare électrique Olivier Mellano C) Christophe Raynaud de Lage

Un accompagnement fauréen?

Le groupe Baum, malgré un piano talentueux mais un peu sonore (Simon Dalmais), donne, avec le violon d'Anne Gouverneur et le violoncelle de Maëva Le Berre, une juste transcription de la musique fauréenne qui rappelle, par ce trio d'accompagnement, son admirable musique de chambre; et on louera les arrangements d'Olivier Mellano même si ses "ponts musicaux" à la guitare électrique, peut-être très fauréens pour lui, résonnent un peu bizarrement dans le contexte. On aimera pourtant que ce spectacle continue, avec d'autres têtes, d'autres voix, d'autres murmures, d'autres ambiances, d'autres complicités, avec Debussy, Ravel ou Poulenc, un jour...

Et qui, en sens inverse, réunirait des artistes classiques sur le même mode? Gainsbourg?

Ici-Bas, mélodies de Gabriel Fauré chantées par Jeanne Added, Camille, Elise Caron, Hugh Coltman, John Greaves, Kyrie Kristmanson, Sandra Nkaké, Himiko Paganotti, Albin de la Simone, Rosemary Standley, accompagnés par le groupe Baum. Conception, mise en espace, direction musicale: Sonia Bester et Olivier Mellano. Seine Musicale, Boulogne-Billancourt (92100), le 6 février.

Album "Ici-bas" des mélodies de Fauré chez Sony Classical

Prochaine représentation d' Ici-bas le 7 avril au théâtre de Vienne (38200)