" Ce sourd entendait l'infini" disait Victor Hugo de Beethoven. C'est une des citations du plus beau des concerts entendus ce vendredi, plus qu'un concert, un spectacle, du pianiste de jazz Paul Lay et du vidéaste Olivier Garouste, l'un improvisant sur des images de l'autre. Bonheur pur, après deux autres approches d'un Beethoven universel par un groupe d'Anglais de talent et Guillaume Benoit, le "you tubeur" classique.
Beethoven dans sa nuit
Beethoven at Night: c'est le titre de l'évocation de Paul Lay et d'Olivier Garouste. Paul Lay, remarquable (comme souvent les jazzmen) improvisateur. Mais réussir une évocation de la vie de Beethoven qui soit intelligente, émouvante, pas scolaire, nourrie de musique "à la Paul Lay" (quel intérêt, sinon?) et d'images qui ne soient pas prétextes -essayez donc! Et vivement un Dvd pour capter ce qui n'est pas une biographie mais un moyen-métrage sur l'esprit beethovénien, nourri d'ellipses et de moments d'une émotion rare!
Paul Lay, l'intelligence du jeu
Paul Lay improvisant sur les musiques de Beethoven avait l'embarras du choix: tant de sonates sur des thèmes fameux, de symphonies connues. Encore fallait-il les choisir, les organiser, leur faire dire quelque chose. Encore faut-il ensuite être autant soi-même que beethovénien. Moi qui ne suis pas un grand amateur de jazz, j'ai été ébloui par l'intelligence du jeu -qui, parfois, déborde un peu, comme souvent en jazz mais, bizarrement chez Beethoven aussi, un petit passage qui repart alors que Mozart ou Ravel auraient conclu. Mais quelle main droite chez Paul Lay, quel bel équilibre, quelle invention, et qui sait s'effacer quand il s'agit de donner tout son poids à la Sonate au Clair de Lune ou au mouvement funèbre de la 7e symphonie! Et ces variations sur "Pom pom pom pom!" avec la même rythmique enregistrée sur les cordes d'un piano comme une obsession sonore!
La Bonn de 1770 en dessin animé
Cela démarre comme une biographie, l'enfance à Bonn, l'adolescent qui devient jeune homme... Découpe de l'écran, utilisation remarquable de gravures d'époque, ou de toiles des Indes en bleu et blanc, références aux grands peintres du temps, Füssli ou Friedrich, qui finiront par donner un inquiétant mystère à ce destin. Et cette évocation d'une petite ville d'Allemagne aux vieilles maisons et aux palais baroques qui est un vrai dessin animé... d'époque. Chapeau bas, Olivier Garouste, il se cache un beau talent sous votre chemise bariolée! Et puis le voyage de Bonn à Vienne, filmé comme de nos jours, en train, mais un train fuyant et fantôme.
"J'ai songé au suicide..."
C'est alors que cela bifurque: le testament d'Heiligenstadt, 1802. La surdité qui arrive, les paroles terribles: "J'étais né avec un tempérament fougueux, plein de vie, disposé aux plaisirs que la société propose... Je me suis isolé, coupé des autres" Et plus loin, le fameux et tragique: "J'ai songé au suicide. L'art m'a retenu de mettre fin à mes jours"
Beethoven a 31 ans. Garouste le montre fracturé, visage, silhouette, cassés, en miettes. L'image de "La bien-aimée lointaine" et les mots d'amour qui vont avec apportent un peu de baume au coeur du compositeur, sinon que cette femme paraît bien étrange, comme figée. Et des ruines surgissent, d'une guerre plus récente, rappel des ravages que firent les campagnes napoléoniennes et du revirement d'un Beethoven déchirant sa dédicace de l'Eroica au jeune général devenu dictateur. Fin très belle : la paix contemporaine de Vienne, les collines au printemps, la grande roue du Prater et ses petits wagons rouge et blanc aux couleurs de l'Autriche. Au-dessus du cimetière, sur une gravure de 1827, les étoiles et les planètes clignotent, accueillant un astre nouveau...
Tétanisé par un géant
C'est de cet astre que nous parlait Guillaume Benoit, le you tubeur dont je faisais le portrait l'an dernier (chronique du 1er février 2019) Avec ses complices du Trio Chausson qui nous proposent des morceaux des Trios avec piano dont l'admirable mouvement lent de celui des "Esprits" -si triste et même hanté, la surdité gagnant-, Benoit nous rappelle que cette surdité n'est pas venue d'un coup et qu'avant qu'elle soit définitive il y eut des étapes qu'il est difficile de mesurer sur la création musicale mais bien sur le caractère d'un homme, assombri par une angoisse de plus en plus intense. Benoit raconte toujours aussi bien, a de jolies trouvailles (Haydn disant à Beethoven qu'il n'aimait pas beaucoup: "Regardez, ma musique est joyeuse, celle de Mozart aussi. Beethoven, ne vous laissez pas envahir par le côté obscur de votre force") et qui font sens; mais on le sent aujourd'hui un peu tétanisé par le géant qu'il aborde, et hésitant sur le parti-pris de sa conférence. Alors qu'il a autant de connaissances sur le sujet que d'autres, plus anciens.
Un remarquable groupe anglais
Beethoven révolutionnaire. On découvre, dans un programme intitulé "Rebel Rebel" (sans savoir si cela s'adresse aux musiciens ou à Beethoven) un formidable petit orchestre de cordes (7 violons, deux altos, deux violoncelles, une contrebasse), 12ensemble. Ils sont jeunes, essentiellement britanniques, coordonnés et virtuoses, dans un programme qui nous dit l'influence de Beethoven sur divers musiciens : Webern dans son Langsamer Satz (Mouvement plus lent), un peu longuet et qui doit autant à Schönberg qu'à Beethoven; une jeune Américaine, Caroline Shaw qui, dans deux pièces, utilise remarquablement toutes les potentialités des instruments. Mais surtout 12ensemble nous offre, réalisé par le violoncelliste (italo-anglais) Max Ruisi, une formidable version du 11e Quatuor... à douze, puissante, cohérente, musicale, qu'on croirait transcrit par un Mahler ou un Brahms, en tout cas par un génie fasciné par celui de Beethoven et qui essaierait, sans trop y croire, de le dépasser.
Concerts tous à la Folle Journée de Nantes 2020 le 30 janvier.