Trois soirs au lieu des deux habituels de l'orchestre de Paris. L'événement le valait, la plus longue symphonie de Mahler par un des meilleurs chefs de l'époque, Esa-Pekka Salonen, dans une Philharmonie de Paris qui aurait pu, sans les grèves, être encore plus remplie. Et, superbe cerise sur le gâteau, Marianne Crebassa, son timbre étrange, inoubliable.
Un torrent musical d'une ampleur inouïe
"On a tout de même de la chance, disait un confrère, de pouvoir vivre ici des moments pareils"; et quand un critique (dont le métier, contenu dans l'intitulé de son rôle, est de... critiquer) dit cela, l'air ravi, il faut l'entendre. Un autre (on était là le deuxième soir), qui avait aussi assisté à la générale, se préparait à revenir le lendemain, et il n'y avait pas que l'amour de Mahler pour lui faire entendre quatre fois cette 3e symphonie, aussi admirable qu'en fût la musique.
Torrent musical, d'une ampleur inouïe, il faut VOIR cette symphonie et ne pas se contenter de l'écouter. Orchestre énorme aux trouvailles sonores formidables, art de la construction musicale imparable: la manière, par exemple, dont Mahler, au début, organise le passage du son des instruments graves aux instruments plus aigus comme un envol subtil de la terre non même vers le ciel mais vers l'aérien -et s'il n'y avait que cela! Et un orchestre de Paris comme on ne l'entend quasiment jamais, admirable sur toute la longueur de cette oeuvre épuisante (un peu de fatigue se faisait entendre sur la fin par quelques décalages ou attaques moins volontaires), admirable parce qu'en confiance et cette confiance-là, ce bonheur-là d'être fermement et humainement guidé, c'est dans le tempérament français de renoncer à tout le reste pour y répondre (pas toujours) et ce soir-là en être digne, inspiré comme rarement.
Un Salonen charismatique
Car il y a un Esa-Pekka Salonen devant les musiciens, ce tout jeune sexagénaire qui fait à peine quarante ans (et encore!) et au début c'en est presque agaçant. Un Salonen qui insuffle, mince homme en redingote sombre, semblant à peine utiliser la main gauche, une incroyable puissance dès les premières mesures de ce premier mouvement démesuré -une demi-heure- où les cuivres graves (trombones, tuba, trompettes dans le bas) appuyés par violoncelles et contrebasses mais surtout les percussions par jets construisent un monde violent, âpre, de début, voire de création, du monde. Un Salonen tranchant, impérieux, impérial, dirigeant son cheval d'orchestre avec une baguette aussi violemment précise qu'incroyablement souple: on croirait voir les Alpes se créer devant nous, sortir de la croûte terrestre, avec des accalmies (mélodies tendres dans l'aigu des violons, passant aux bois, avant un magnifique appel du trombone) et de nouveau cette force tellurique...
Un hymne panthéiste
Hymne panthéiste, voulu ainsi par Mahler, et qui est, ce premier mouvement, un pur concentré de son style oscillant entre violence et tendresse, de son passage rapide et déroutant peut-être d'un univers à l'autre, le tragique et l'aérien succédant au suave, à l'âpre, au lugubre, au grotesque, à l'angélique, tout ensemble et qu'il faut tenir, unifier, jusqu'au climax, ce moment vers quoi tout converge, instruments déchaînés par un apprenti sorcier, monture devenue folle si le cavalier Salonen, usant de sa baguette comme d'une bride, n'en maîtrisait le galop jusqu'à l'envol.
La symphonie la plus longue du répertoire
La symphonie la plus longue du répertoire, 1 heure 40. On trouvera peut-être un compositeur ésotérique et oublié qui en a pondu une de 3 heures 55. Si oui, plus personne ne sait qu'elle existe. Et déjà celle-ci (9 cors, 4 bassons, 8 contrebasses, 3 trombones) ne se monte pas si facilement. Mahler passait l'été dans son cher Salzkammergut, se rendant chaque matin de l'auberge où il logeait dans une petite maison, son "sanctuaire de composition" -car ses fonctions de chef d'orchestre et d'opéra ne lui laissaient que l'été pour composer. La Symphonie n° 3 esquisse la création du monde. Ce chaos du premier mouvement est suivi d'un récit multiple: "Ce que me raconte les fleurs de la prairie / Ce que me racontent les animaux de la forêt / Ce que me raconte l'homme / Ce que me raconte les anges / Ce que me raconte l'amour" Dieu est là, le Dieu d'une création panthéiste, où le sens du sacré est contenu dans le monde terrestre, et dont les anges sont les enfants.
L'ode aux animaux et aux plantes
Les deux mouvements pastoraux -le végétal et l'animal- contiennent, si, comme moi, on est parfois réticent à son monde symphonique (je leur préfère vraiment les admirables cycles de lieder), quelques longueurs, dans le piège, car ce sont deux scherzos, d'une ressemblance, les fleurs évidemment plus charmeuses, les animaux avec des morceaux de mélodies qui frétillent et parfois des ombres forestières où l'on s'enfonce, balayées alors par des pépiements d'oiseaux (évidemment aux flûtes). La baguette de Salonen est narrative, elle virevolte, donne une impulsion, charmeuse, on goûte l'alliance des timbres, on se dit peut-être que Mahler se perd un peu dans son arche, avant une fin violente et rude, aux tonalités fantastiques.
Le timbre intense de Marianne Crebassa
La suite est étonnante, avec ce lied, O Mensch! (O homme!), tiré du "Zarathoustra" de Nietzsche, lied superbe ô combien dans sa nudité désolée, et où l'orchestre respecte (et le chef fait respecter) le triple pianissimo demandé par Mahler, laissant la voix étrange, intense, aux couleurs de brume, de Marianne Crebassa s'épanouir, accompagnée par le hautbois. Crebassa, qui rappelle, non forcément Kathleen Ferrier (à qui l'on compare toujours les vraies contraltos) mais une Aafje Heynis, timbre bouleversant venu des Pays-Bas.
Une Crebassa qui entrelace ensuite sa voix à celle "des anges", les enfants et les femmes du choeur, magnifiques eux aussi, dans ce Lied du Knaben Wunderhorn (textes populaires anciens) où les anges doivent chanter "gai dans le tempo et hardi dans l'expression". Ce qu'ils font.
Un adagio qui monte vers les sphères
Et c'est alors l'adagio final, presque aussi long que le mouvement initial, "Ce que me raconte l'amour". Amor Dei, disait Mahler: "Je pourrais presque intituler aussi ce mouvement: ce que me raconte Dieu". Et Salonen, dans un tempo lent qu'il ne précipite jamais, construit cette "montée en spirale" telle qu'on l'entend dans Tristan et Isolde, plaçant ce mouvement entre Wagner et l'admirable Adagietto de sa propre Symphonie n° 5. Le son se nourrit de sa propre sève, s'enrichit peu à peu de tout l'orchestre, se relâche en faisant place au hautbois, au basson, s'appuie sur les cors; la baguette de Salonen devient enveloppante, voluptueuse, on pense aussi à La nuit transfigurée à venir, de Schönberg (qu'il dirigea il y a un an, chronique du 11 octobre 2018). Et tout explose en se refermant.
Laissant le public ébahi, et par l'oeuvre, et par celui, ceux, qui l'ont portée avec cette puissance et cette grâce.
Symphonie n° 3 de Gustav Mahler. Marianne Crebassa (mezzo), Choeur d'enfants, choeur de femmes, de l'orchestre de Paris, Orchestre de Paris, direction Esa-Pekka Salonen. Philharmonie de Paris le 13 décembre.