Concert privé avant Noël, le dernier de la sinistre année 2020. Privé, c'est-à-dire ouvert aux journalistes, avant que d'être disponible pour le public, sur les plates-formes. Ici, l'orchestre de Paris, dans une version rare du "Chant de la terre" de Gustav Mahler, enregistré à la Philharmonie de Paris.
Un chef-d'oeuvre après un temps de douleurs
Le chant de la terre, pour moi le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvres de Mahler. Pas tout à fait l'oeuvre ultime non plus, il y aura ensuite la 9e symphonie puis les ébauches de la 10e. Mais ce Chant de la terre que Mahler n'entendra pas naît dans une période terrible de sa vie et s'il est toujours délicat (et souvent absurde) de lier les drames intimes des compositeurs à l'expression de leur génie, tant il est d'oeuvres admirables composées dans la joie, les circonstances ici ont accouché d'une longue merveille tour à tour apaisée, profonde et d'une terrible émotion.
Mahler, donc, en cette année 1907, âgé de 47 ans, apprend qu'il est atteint d'une faiblesse cardiaque -elle l'emportera quatre ans plus tard. Apprend aussi qu'il perd son poste de directeur de l'Opéra de Vienne. Mais, plus encore, ces nouvelles détestables surgissent juste après celle d'une perte si chère, sa fille Maria, 4 ans, de la scarlatine.
Une touche orientalisante, un lied mythique, l'Adieu
Et voici qu'un ami lui fait lire un recueil de poèmes chinois, traduits en allemand par un certain Hans Bethge. Il en sélectionne quelques-uns, qui deviennent un cycle d'une heure pour voix et orchestre, un orchestre immense et rutilant. Les poèmes, à la touche orientalisante discrète mais réelle aussi bien dans les textes que dans la musique, forment une guirlande aux durées inégales, le dernier lied, le mythique Abschied (Adieu), durant une demi-heure, autant que les cinq précédents.
Chanson à boire de l'affliction de la terre / L'esseulé en automne: les deux premiers lieder sont en plein romantisme germanique. De la jeunesse est le plus "chinois", sur une musique cristalline aux sonorités un peu orientales, autour d'un pavillon de porcelaine verte et blanche. De la beauté poursuit la thématique (Des jeunes filles cueillent des fleurs de lotus au bord de l'eau) avant de revenir aux séductions de la nature. Séductions au couchant même si L'homme ivre au printemps marque le retour de la lumière. Mais voici que dans Abschied (L'adieu): Le soleil disparaît derrière la montagne... les fleurs pâlissent dans la pénombre. La terre respire, gorgée de silence et de sommeil... Le monde s'endort... Calme est mon coeur, il aspire à son heure... Et ce coeur lâche et Mahler n'entendra jamais son oeuvre, créée par l'ami Bruno Walter six mois après sa mort.
Y a-t-il une alto disponible?
Une Symphonie pour ténor, alto (ou baryton) et grand orchestre écrit Mahler. Et plus exactement Ou baryton si l'on n'a pas d'alto disponible. Comme si les altos étaient un métal rare. Ce qui est d'ailleurs exact quand il s'agit de leur voix.
Et justement Bruno Walter signera, quarante ans plus tard, ce disque mythique où la plus belle voix d'alto jamais existante, celle de la couleur la plus rare, Kathleen Ferrier, chante cet Abschied alors que, condamnée par le cancer, elle-même dit aussi adieu au monde. Stupéfiant enregistrement, avec l'orchestre de la création, le Philharmonique de Vienne, d'une beauté à tomber, quasi métaphysique, et au milieu, un ténor, Julius Patzak, qui ne démérite pas...
Les autres auront du mal à se hisser et à la hauteur de l'oeuvre et à la hauteur de Ferrier. Une Christa Ludwig, une Maureen Forrester, sous la baguette de chefs, Otto Klemperer et Fritz Reiner, qui ont travaillé avec Mahler ou été élevés sous son influence. Et il se trouve que dans la plupart des versions on avait des altos disponibles...
Goerne, après Fischer-Dieskau
Voici pourquoi aussi quand un Matthias Goerne, un des plus grands chanteurs d'aujourd'hui, propose la version pour baryton, on s'y précipite. Elle est si rarement donnée... et d'abord enregistrée. Le grand Dietrich Fischer-Dieskau l'a fait trois fois, dont une avec le même Philharmonique de Vienne sous la baguette superbe de Leonard Bernstein. On l'a réécoutée, cette version. Fracas sonore constant, une mise en danger magnifique des musiciens (on est en 1966) qui assume les stridences, les dissonances, les silences qui ressemblent à des gouttes de plomb, bref tout ce qui fait une captation "confortable". En-dehors, peu d'expériences, et une au moins originale, celle de Jonas Kaufmann (mais on ne l'a pas écouté) qui tient les deux parties, un temps ténor un temps baryton. Pourquoi pas? Sauf qu'il y a aussi une question de couleurs, si on choisit bien le casting, de deux voix qui ne chantent jamais ensemble mais qui doivent vraiment se différencier.
Les parfums capiteux de la Vienne décadente
C'est ce que font très bien Andrew Staples et Matthias Goerne. Staples, qui ouvre l'immense arche, propose un chant à boire triomphant, presque sur le modèle des ténors héroïques wagnériens - avec de belles notes longues, tenues à souffle constant; mais il a parfois un peu de mal à passer la rampe de l'orchestre car Daniel Harding, revenu pour diriger son ancien orchestre, déchaîne plutôt les parfums capiteux de la Vienne décadente et c'est très beau, jupitérien parfois, un peu trop (sans les zones d'ombre qui s'y trouvent), même si cette orgie sonore finit par devenir un peu inquiétante.
Staples trouvera les accents d'une balade dans l'épisode chinois, sautillant à souhait, et distille de la mélancolie dans la chevauchée de l' "homme ivre". L'orchestre se montre sous son meilleur jour, brillant (moins les violons mais les violoncelles sont remarquables) mais Harding mêle un peu trop les plans sonores sans, souvent, en privilégier aucun. Et c'est dommage car Mahler a multiplié les passages solistes -chez les vents en particulier- qu'on perd un peu, surtout (c'est hélas! le cas) si on a la version Ferrier-Walter dans l'oreille.
Evidemment, c'est l' Abschied qu'on attend et Staples a du mérite de servir un peu auparavant de faire-valoir. Goerne s'installe dans l' Esseulé, rondeur de la voix, souci du texte, projection sans effort mais l'écriture orchestrale est plus en demi-teinte. Très joli travail des cordes et de la flûte solo dans De la beauté.
Abschied et, tout de même, le souvenir de Kathleen Ferrier
Arrive l'Abschied. Ce sont des gouttes en fusion qui tombent, rehaussées, on n'ose dire transcendées, par les bois. De la volupté pure, sonore autant que douloureuse, et cependant on n'arrive pas à se débarrasser du souvenir de Ferrier. La douleur d'un homme est-elle semblable à celle d'une femme? Plus intime, plus difficile à exprimer sans doute. On voudrait de la part d'Harding plus d'intimité, d'attention aux silences, moins de volupté sonore. Même si le chef anglais nous fait entendre la modernité qui vient, celle d'un Schönberg ou, avant, d'un Zemlinsky dont la superbe Symphonie lyrique reprend le schéma, un orchestre et deux voix (d'une alto aussi mais d'un baryton et Fischer-Dieskau, encore lui, en a donné une très belle version avec sa femme, Julia Varady)
Ainsi Goerne met dans cette adieu au monde -ou adieu du monde- la pudeur lassée, d'une voix qui, en s'assombrissant, rend son timbre peu à peu plus ardent et plus douloureux. Du grand art. Comme celui de Fischer-Dieskau au disque, soutenu par la violence de Bernstein et des Viennois. Mais le fantôme de Ferrier est le plus fort. Et voici peut-être pourquoi cette version pour homme, si passionnante, est restée un peu marginale.
Le chant de la terre de Gustav Mahler. Matthias Goerne, baryton, Andrew Staples, ténor. Orchestre de Paris, direction Daniel Harding. Enregistré le 23 décembre à la Philharmonie de Paris et disponible sur son site jusqu'au 23 juin.