C'était, lundi 14 janvier, le jour de gloire de Kit Armstrong: un colloque à la Sorbonne le matin, un concert le soir dans le prestigieux Théâtre des Champs-Elysées. L'occasion de découvrir un jeune homme de 26 ans très doué, à la tête bien faite et aux doigts... plutôt originaux à en juger par le programme qu'il nous proposa.
Un citoyen du monde
Kit Armstrong est bien un représentant du monde tel qu'il va: mère taïwanaise, père anglais, naissance à Los Angeles, études... un peu partout puisqu'il est diplômé de la Sorbonne en mathématiques fondamentales. On ne sait comment la France est arrivée jusqu'à lui (on ne s'est pas penché sur la question non plus), on sait en revanche qu'il a acheté une église menacée de démolition près de la frontière belge, à Hirson, Aisne, ville bien détruite pendant la Première Guerre Mondiale. L'église d'Hirson est devenu un lieu de rencontre d'artistes et participe de l'excellent festival de musique de Thiérache.
La musique est-elle mathématique?
Je n'étais pas à la conférence de la Sorbonne où Kit Armstrong dialoguait avec quelques-uns de ses pairs, scientifiques ou musiciens, ou les deux (une directrice de l'IRCAM) Je n'y étais pas, car indisponible et aussi, je l'avoue franchement, pas très intéressé. Le peu que j'ai entendu dans le reportage diffusé par France Télévisions (mais un reportage est toujours très, trop, synthétique) donne le sentiment que pour Kit Armstrong la musique obéit toujours à des règles mathématiques, dans la construction des phrases, de la mélodie, etc.
Or, qu'il y ait des musiciens passionnés de mathématiques ou de sciences est une évidence (un Boulez, un Schönberg; ou, plus anciennement , Bach dans sa manière de construire, et Kit Armstrong, comme par hasard, est un grand amoureux de Bach). Que tous le soient, c'est autre chose; et de toute façon c'est un peu confondre règles mathématiques et règles tout court: les règles s'appliquent à toutes disciplines, y compris peut-être les plus "fantaisistes" Et la littérature demande tout autant de rigueur, d'abord parce que la langue même impose ses lois. On ne peut en français, la plupart du temps, mettre le verbe avant le sujet, ce qui est autorisé dans certaines autres langues.
Haydn et Mozart
Ce développement pour mettre en lumière un autre paradoxe qui est que, malgré la dimension mathématicienne du garçon, le programme qu'il proposait le soir même réunissait des compositeurs a priori pas touchés du tout par la "grâce" mathématique: pas de Bach mais Mozart, Haydn un peu plus. C'est d'ailleurs ce qui m'avait attiré, cette disposition à jouer ceux qu'un jeune pianiste qui a encore chez nous une réputation à se faire éliminerait d'entrer au profit d'autres "véhicules", Beethoven par exemple ou Chopin ou Brahms. Mais Mozart et Haydn, il faut être un "vieux" pianiste pour avoir, non la liberté de les jouer mais de leur consacrer tout un programme...
(Peut-être d'ailleurs faut-il y voir l'influence d'Alfred Brendel, avec qui Armstrong a étudié: Brendel, les dernières années de sa carrière publique, avait réduit son répertoire au "quatuor" Haydn-Mozart-Beethoven-Schubert)
La liberté du fils Bach
Haydn-Mozart donc mais Armstrong y ajoute un compositeur qui ouvre son programme: Bach. Non, non, pas Jean-Sébastien mais Carl Philip Emanuel, le second fils. Dont Mozart disait: "Il est le père, nous sommes les enfants". Carl Philip Emanuel qu'on entend peu, dont on nous dit dans le petit programme qu'il était très passionné par "les nouveaux instruments à clavier; clavicorde et pianoforte" Sa "Freie Fantaisie" (Fantaisie libre), écrite en 1787, un an avant sa mort, est un petit chef-d'oeuvre, totalement fou dans sa composition débridée mais qui, avec un vrai sens des enchaînements, réussit à ne pas être hétéroclite. Et Armstrong la joue comme il se doit, avec liberté, une clarté de jeu qui sera comme sa signature. Le début est très beau, très doux, puis cela monte en dynamique, cela s'emballe, se cabre (manque parfois un peu de respiration). Il y a de ravissants pianissimi dans le haut medium du clavier, l'oeuvre, de plus en plus "freie", passe d'une mélodie paisible à un déchaînement d'accords plaqués avec doigts qui "tricotent", mains qui se croisent, on se croit tout à coup chez Liszt, voire chez Debussy. Et cela finit par un accord tout simple... On est à dix minutes du début, on est déjà convaincu et par C.P.E. et par son pianiste.
Pas assez d'angoisse chez le jeune homme
La 2e oeuvre est moins bien. C'est Mozart pourtant, la "Fantaisie K.608", composée pour orgue mécanique: les roulades sonnent durement, la petite fugue est très jolie, les lignes musicales un peu embrouillées. On aurait préféré (mais Armstrong semble ne pas aimer l'attendu) la géniale "Fantaisie K.475" qui précède toujours la magnifique "Sonate K.457"
Celle-ci est en tonalité mineur ("ut") pas si fréquente chez Mozart: ré mineur, la colère, ut mineur plutôt l'angoisse. Cette sonate sombre, haletante, trouve une clarté de texture très louable sous les doigts d'Armstrong (la clarté du jeu est vraiment une de ses qualités) mais le pianiste est peut-être trop souriant, d'un caractère trop gai pour en tirer la substance, outre quelques duretés dans le premier mouvement. Mais le dernier est très beau, ferme, d'une puissance assumée. Beethoven a écrit sa sonate "Pathétique" dans la même tonalité, et repris dans l'Andante de celle-ci un thème de la sonate de Mozart.
Un Haydn mozartien
La seconde partie du concert est très aboutie. Haydn d'abord avec un "Capriccio" brillantissime, comme une réponse à la "Fantaise" de C.P.E. Bach sauf que celui-ci était mort entre-temps. Il y a des effets de sonneries de cor, les mains courent sur le clavier, s'arrêtent tout à coup pour de longs silences, repartent. C'est Haydn à son meilleur, qui s'amuse et montre sa science.
Les "Variations en fa mineur" sont construites sur un beau thème mélancolique, presque mozartien, rare chez Haydn qui n'est pas un grand mélodiste. Autre surprise, ce sont des "Variations" qui, toutes, sont dans le même climat, grave et un peu triste. Kit Armstrong met en relief le moindre détail d'une oeuvre qui est virtuose mais pas spectaculaire du tout et, dans sa construction implacable, le pianiste met une nouvelle fois son implacable clarté de jeu.
Enfin une belle "Marche turque"
Et c'est la 11e sonate (K. 331) qui nous convainc des affinités d'Armstrong avec Mozart. Contrôle des mains dans le thème à variations initial, certitude sur ce qui doit sonner ou non, malgré parfois des accents de la main gauche qui sont chez Mozart mais qu' Armstrong exagère un peu trop. Le mouvement lent est superbe, Armstrong a une manière de caresser la note et une main gauche qu'il sait magnifiquement utiliser malgré toujours quelques duretés. Le dernier mouvement nous réconcilie avec ce qu'il est puisque... c'est la fameuse "Marche turque". Jouée vite mais pas trop, comme une musique de grand pianiste et pas d'orphéon, avec une urgence bienvenue, des phrases prises à bras le corps, quelque chose même de viril même si parfois Armstrong doit se méfier de sa tentation d'être original, tel diminuendo au milieu du thème (pourquoi?) ou l'installation d'une pédale sourde qui rompt la phrase.
Trois bis de... poète
Le garçon ne s'économisera pas en bis: le premier mouvement de la sonate n° 16, la "Facile" et qui l'est pour les doigts, sauf que les petits apprentis n'ont pas la maturité musicale qu'Armstrong sait lui donner; le chant s'épanouit avec de subtiles nuances dynamiques, c'est très beau.
On n'a pas très bien compris de qui était le "Caprice" donné en deuxième, écrit pour un ami parti en Turquie: Haydn ou encore C.P.E. Bach. Mais le troisième bis boucle la boucle de la conférence du matin: Bach père avec le Premier Prélude si célèbre du "Clavier bien Tempéré". Mais aussi la "Fugue" qui, elle, est plus molle, moins incisive, moins... construite. Comme quoi Kit Armstrong est capable de ne pas toujours être mathématicien quand il joue. On ne va pas s'en plaindre.
Récital de piano de Kit Armstrong: C.P.E. Bach (Freie Fantaisie), Haydn ( Capriccio en ut; Variations en fa mineur) Mozart (Fantaisie K. 608; Sonates n° 14 K. 457 et 11 K. 331 "alla Turca") Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 14 janvier