"Transporte" au double sens du terme, pour ce nouveau Cd du jeune claveciniste. Autant le dire d'emblée, c'est une réussite que ce voyage de 15 sonates dans l'univers étrange de monsieur Scarlatti.
Un Napolitain qui part à Lisbonne
Scarlatti fils, bien sûr. Domenico, napolitain puisque son père, sicilien, l'était devenu et qui, dès l'âge de 16 ans, marchant sur les traces glorieuses d'Alessandro, le papa, était organiste et compositeur appointé à la chapelle royale de Naples. Rien, jusque là, que de très normal au royaume des adolescents prodiges (un certain Wolfgang Amadeus fera beaucoup mieux quelques années plus tard) et, grandissant, Domenico, voyageant de Venise à Rome, écrit des opéras, des cantates et des Stabat Mater. Il devient aussi le maître de chapelle de l'ambassadeur du Portugal au Vatican. Est-ce ce qui le conduit à être nommé au même poste, mais cette fois à un bien plus haut niveau, à Lisbonne, auprès du roi Jean V? Domenico a 34 ans, il s'installe définitivement dans la péninsule ibérique.
Des sonates ou des exercices?
Car dix ans plus tard (en 1729), la fille de Jean, la princesse Maria Barbara, épouse l'héritier du trône d'Espagne. Domenico la suit à Madrid, qu'il ne quittera plus. Au point qu'on le prendra longtemps pour un compositeur espagnol, dont s'inspireront un Albeniz, un Ravel. C'est aussi en Espagne que commence l' immense aventure des "Essercizi per gravicembalo". Traduisons approximativement: "Exercices pour clavecin". Aujourd'hui ces exercices sont tout simplement nommés "sonates"
M veut dire "la gauche"
Quand les 30 premières sont publiées à Londres en 1738, Domenico, les ayant dédicacées au roi Jean V, se fend d'une préface pour présenter "cet ingénieux badinage artistique destiné à vous familiariser avec sa majesté le clavecin" Je ne résiste pas au plaisir de vous reproduire la suite (que je tire de l'excellent "Dictionnaire de la musique" dirigé par Marc Vignal chez Larousse (rendons à César...): "Je n'ai été poussé ni par des considérations d'intérêt ni par ambition, mais simplement par l'obéissance. Peut-être vous seront-elles agréables: je répondrai alors d'autant plus facilement à d'autres commandes pour vous plaire dans un style plus facile et varié. Montrez-vous donc plus humains que critiques et par-là accroissez votre plaisir. En ce qui concerne la position des mains sachez que par D est indiqué la droite et par M la gauche. Adieu" D pour droite se comprend: diritta, derecha, direita. Mais M pour gauche, sinistra en italien, izquierda en espagnol, esquerda en portugais? Sans doute M pour gaucher, qui se dit en italien "mancino".
L'équivalent de 130 sonates de Beethoven
De 30 sonates, Scarlatti passera à 555, ignorant en cette année 1738 où il était déjà, pour l'époque, du fort bel âge de 63 ans, qu'il en vivrait encore une vingtaine, où il ne consacrerait son génie de compositeur qu'aux "essercizi" en question. Pas facile du tout, et il ne faut pas être gauche ou gaucher pour les jouer. Sonates bien plus courtes que toutes celles qui suivront, entre trois et dix minutes, mais si je fais le calcul, avec la durée moyenne (20 minutes) de celles de Beethoven, j'arrive à 130 sonates là où Beethoven en a écrit 32 et Schubert 21...
Un récit musical entre danses de cour et chemins de terre
Ce qui est beau avec le Cd de Rondeau, c'est qu'il ne se contente pas de jouer les quinze sonates qu'il a choisies avec une puissance et une virtuosité le plus souvent parfaites, c'est qu'il en fait un récit musical. La construction même, les climats imbriqués, composent le portrait d'un homme et d'un temps qui fait (et ce serait dommage) qu'on pourrait se contenter de cette heure vingt-là (Cd très bien rempli, autre compliment à l'heure où un sou est un sou) pour résumé d'une oeuvre: la K. 69, d'humeur improvisée et qui flâne dans des chemins de terre, la K. 213, avec ses notes en gouttes de brouillard, la K. 216, danse de cour un peu triste où s'essayent des infantes pas encore défuntes, la K. 162 avec ses modulations dissonantes (et Rondeau adore nous les faire entendre juste ce qu'il faut) avant une accélération qu'on ne voit pas venir où l'on plonge tout naturellement.
(K. non pour Köchel comme chez Mozart mais pour Kirkpatrick, le claveciniste américain qui, dans les années 1950, établit le catalogue des 555 sonates. Chaque sonate porte aussi, dans le livret, le numéro de deux autres catalogues, L. (Longo), du début du XXe siècle et P. (Pestelli) de 1967. Ainsi la K. 213 est aussi la L. 108 ou la P. 288. Question d'édition!)
"Vous êtes dans un aguet d'écoute..."
La K. 119, toujours "sol y sombra" (soleil et ombre), la danse paysanne de la K. 460 (attaques magistrales) et son tourbillon lent, montées et descentes entrecoupées de silences. Il y a un texte de Scarlatti dans le livret, écrit à la reine Maria Barbara, qui était justement une claveciniste émérite (voilà pourquoi Scarlatti l'avait suivie de Lisbonne à Madrid, voilà pourquoi il se consacra le reste de sa vie à lui fournir toutes ces courtes merveilles): Scarlatti y fait la recension de types de danse et insiste sur certaines valeurs musicales: "... N'oubliez pas qu'une fois la corde pincée, la touche appuyée, il vous faut recréer un moment de silence. Mais d'ici là, dans cette antichambre du silence que vous avez sculptée, vous écouterez la résonance délicate de l'instrument. Vous êtes dans un aguet d'écoute...Vous créez un immense univers imperceptible composé de micro-silences qui chantent joyeusement ensemble"
Voyage initiatique sous un soleil écrasant
Dans la K. 199 on croit entendre Domenico dire à Maria Barbara: "Soyez imperturbable. Lente et implacable". Quelque chose du soleil écrasant madrilène qui impose d'autant plus de clarté, de netteté des lignes, avec des mains (dès la K. 208, sonate d'ouverture) qui savent où elles en sont. Même si la K.175 (ma seule réserve!), sous les doigts de Rondeau qui, là, se fait plaisir, est trop martelée, trop violente, jouant la modernité de manière trop théâtrale. Mais la célèbre K.141, qui pourrait souffrir des mêmes défauts, est impressionnante avec ses coups de boutoir et ses longs silences ASSUMES.
Voyez enfin l'art de Rondeau dans la manière dont il construit la K.481, plus ordinaire en d'autres mains, et dont il la relance de sorte qu'on ne s'y ennuie jamais. Encore plus fort, la longue K. 132, qui devient un voyage initiatique un peu à la manière de la "Wanderer Fantaisie" de Schubert. Même s'il était inutile (coquetterie de jeune homme!) de nous faire entendre à mi-temps du Cd 30 secondes d' improvisation contemporaine en guise d'interlude. Scarlatti tout seul tient très bien la route.
L'histoire silencieuse d'une reine et d'un musicien
Une petite phrase dans le livret, un peu cachée, nous informe que le texte de Domenico à Maria Barbara est "une invention. A l'exception de la préface des "Essercizi" aucun texte de la main de Scarlatti ne nous est parvenu". Ni texte ni le moindre manuscrit des sonates. On aurait pu s'en douter à certaines tournures pas très XVIIIe siècle ("micro-silences") ou à une erreur factuelle: "A sa majesté la Reine, le 7 janvier 1734". Maria Barbara n'était qu'infante, elle monta sur le trône en 1746. De qui est ce texte qui dit tant de choses que Scarlatti aurait pu écrire? De Rondeau, on le suppose, qui ajouterait alors un joli talent d'écrivain à ses dons musicaux.
Maria Barbara mourut en 1758, un an après Domenico, son maître de musique et professeur, et un an avant son royal époux, Ferdinand VI. Sans doute pourrait-on faire un film, dans la lignée de "Farinelli" ou de "Tous les matins du monde", de cette histoire silencieuse entre une reine et un musicien. Histoire dont il nous reste 555 sonates et, parmi elles, les 15 choisies par Rondeau qui, sous ses doigts, sont bien plus grandes que leur nombre.
Domenico Scarlatti: Sonates pour clavecin K. (dans l'ordre du Cd) 208, 175, 69, 141, 213, 216, 162, 132, 6, 180, 30, 119, 199, 460, 481. Jean Rondeau, clavecin. 1 Cd ERATO-WARNER CLASSICS
Et bonne année à tous!