Deux interprètes à leur meilleur dans les rôles-titres. Un chef qui aime infiniment cette musique... et qui le prouve. Une mise en scène intelligente malgré quelques faiblesses. Cela suffit-il à expliquer que la reprise de l' "Hamlet" d'Ambroise Thomas à l'Opéra-Comique s'achève soir après soir sous les ovations?
Pourquoi cet "Hamlet" a-t-il disparu?
Et ce ne sont pas seulement des ovations de convenance. On entend les gens quitter leur place en s'échangeant des "Remarquable!", "Qu'est-ce que c'est bien!", "Quelle énergie!" A faire pleurer le fantôme du vieil Ambroise Thomas devant la résurrection de son "Hamlet" si fêté en son temps, quelques années après, dans le même lieu, la réhabilitation de "Mignon".
Au point, finalement, de se poser la question inverse: comment se fait-il qu' "Hamlet", qui avait été joué 276 fois à l'Opéra entre sa création en 1868 et la mort de son auteur en 1896, ait disparu (et avec lui toute la musique d'Ambroise Thomas) des radars, aucun "Hamlet" à Paris depuis 1938 jusqu'à aujourd'hui? Et le mot, fameux et cruel d'Emmanuel Chabrier, "Il y a trois sortes de musique, la bonne, la mauvaise et celle d'Ambroise Thomas" n'est pas une explication suffisante...
La tragédie de Shakespeare bien rendue
Car, déjà, le livret de Barbier et Carré (ceux de "Faust" ou des "Contes d'Hoffmann"), s'attaquant à une des plus grandes tragédies de tous les temps, pourrait être un massacre. Mais non: les angoisses d'Hamlet, le prince solitaire, ses hallucinations, sa relation quasi psychanalytique à son père, sont plutôt bien rendues, comme le caractère doux de la pauvre Ophélie et son chemin vers la folie. Il y a même de belles idées, comme de renforcer la culpabilité de la reine Gertrude, mais aussi de Claudius, qui a tué son propre frère et s'en repent lui aussi.
Evidemment, époque oblige (le Second Empire), ces remords passent (l'influence du "Faust" de Gounod?) par un appel au pardon de Dieu qui est à côté de la plaque. Il n'y a pas moins religieux que Shakespeare, chez qui on ne trouve quasiment jamais (surtout dans les pièces politiques) d'interférence avec l'au-delà. Les hommes sont livrés à eux-mêmes et responsables de leurs actes. Mais cela ne suffit pas à déconsidérer cet "Hamlet". Alors quoi?
Un orchestre déchaîne... avec un saxophone
Peut-être que la musique d'Ambroise Thomas souffre tout simplement, malgré ses qualités, d'être... de son temps. Audacieuse par certains aspects pour le public de l'époque mais nous, nous avons mis l'audace ailleurs, chez Mahler, chez Strauss, chez Debussy ou Ravel. Thomas souffre (souffrirait, nous explique-t-on dans le programme) de ne "rien laisser au hasard, composant des titres équilibrés et poétiques, trop beaux pour être honnêtes" Du Saint-Saëns, quoi, sauf que Saint-Saëns était un sacré mélodiste, ce que n'est pas Thomas.
C'en est même assez bizarre. Pendant trois heures, et c'est très bien fait, Thomas déchaîne un orchestre nourri de cordes inquiétantes (longues phrases ascendantes, crescendos systématiques), coloré des traits du hautbois, des cors, du saxophone qui n'avait que quelques années d'existence. Et souvent, cela est assez original, Thomas sépare l'orchestre du chant, une phrase a cappella en forme de récitatif (donc sans couleur), l'orchestre qui reprend sur un ton très dramatique, livrant ainsi le sentiment dont le chant est dénué.
Des tessitures très sollicitées
Ce chant est d'ailleurs redoutable. Mais, au-delà de la puissance de la musique, on aurait du mal, en revenant chez soi, à fredonner le moindre air. Thomas refuse la mélodie; quand il l'installe il la brise tout à coup par des notes vertigineuses, allant dans le bas ou le haut de la tessiture avec des écarts qui demandent aux chanteurs une sacrée endurance. Parfois même (mais là c'est souvent moins réussi) il change de tonalité, sans aller, n'exagérons pas, vers Schönberg, ce qui donne aux uns et aux autres un dramatisme un peu hagard qui convient bien à cette tragédie hantée par les fantômes...
La seule "vraie" mélodie "chantable" est celle d'Ophélie avant son suicide (Devieilhe y est magnifique de douceur et d'émotion sur chaque note), mélodie que, comme par hasard, Thomas n'a pas écrite: il s'agit d'une chanson populaire de Suède, pays d'origine de la créatrice du rôle, la colorature Christine Nilsson, et effectivement on croit entendre une "Pièce lyrique" de Grieg...
L'Opéra-Comique, c'est le palais d'Elseneur
La mise en scène de Cyril Teste repose sur une belle idée: considérer tout le bâtiment de l'Opéra-Comique comme le palais royal d'Elseneur. Cela justifie la vidéo, souvent tarte à la crème des mises en scène. Pendant l'ouverture on voit le roi Claudius se préparer hors champ pour le couronnement. Il fait son entrée au bras de la reine Gertrude, la veuve de son frère, la mère d'Hamlet. Sous les crépitements des photographes (habits contemporains, références à des monarchies "people"), ils entrent, suivis d'Ophélie en robe blanche, fiancée du prince héritier façon Kate ou Meghan. Le prince, chemise bleue, pantalon de toile et baskets, est ailleurs, quelque part, dormant recroquevillé en position foetale.
Un Hamlet dans l'ombre de son père
De même au début de l'acte 4, Ophélie rejettée sans comprendre pourquoi (Hamlet vient d'apprendre avant le mariage que le père d'Ophélie, Polonius, a été complice du meurtre de son propre père!), noie son chagrin au bar... de l'Opéra-Comique! Il y a de plus belles idées encore, quand le visage du mort s'inscrit sur tout le mur de scène et qu'Hamlet, d'une main incertaine, essaie, petite silhouette, de caresser la joue de ce fantôme assassiné dont la disparition l'obsède. Rien de mieux pour montrer l'angoisse d'Hamlet de n'être pas à la hauteur de son père car, surprise qu'on dévoile, contrairement à la pièce, Hamlet montera sur le trône du Danemark et Cyril Teste nous laisse avec le regard du nouveau roi, amer et terrifié.
Cette cohérence nous fait oublier un décor fait d'éléments fort laids ou convenus (les chambres façon hôtel international), une scène du "meurtre de Gonzague" très confuse ou l'idée saugrenue de montrer Ophélie sous l'eau pendant que Devieilhe chante. Quand on a Devieilhe chantant, on la laisse ainsi, dans l'émotion partagée, face aux spectateurs...
Superbe Sabine Devieilhe
Une Sabine Devieilhe dont on sait qu'elle a la tessiture du rôle, avec ses aigus fous et splendides, l'élégance de la ligne de chant, la beauté de la projection même dans le souffle. Mais il n'était pas écrit qu'elle fasse d'Ophélie ce personnage jamais mièvre, dont l'obsession majeure commence très tôt (c'est écrit... et chanté dans l'opéra), de n'être pas digne d'Hamlet et qu'il l'abandonne. Ophélie doute d'elle dès le début ( voir la scène où la reine Getrude tente de la rassurer, l'assurant de tout son amour de... belle-mère) et, quand elle est violemment repoussée, il y a quelque chose en elle qui finit de céder, conduisant à la folie finale. Devieilhe, magnifique chanteuse, fait cela en belle comédienne.
Chanteurs de qualité
On aime aussi la reine égarée de Sylvie Brunet-Grupposo, superbe contralto malgré quelques incertitudes vocales (mais il faut voir ce que lui impose Thomas): elle est magistrale dans la confrontation du 3e acte avec Hamlet, perdue, incapable de répondre, en appelant aux sentiments d'un fils alors qu'elle est une petite fille devant lui.
Bonne prestation de Laurent Alvaro en Claudius: le timbre est de qualité, quoique un peu sourd, ce qui s'entend dans son air du repentir et l'on a tout de même du mal à croire (c'est un défaut de l'opéra, qu'Alvaro ne réduit pas) que Claudius, qui a assassiné son propre frère, en soit si vite bourrelé de remords. Ce n'est pas du tout chez Shakespeare et c'est une faiblesse du livret. Julien Behr en Laërte, voix solide mais sans nuance. Kevin Amiel et Yoann Dubruque en Fossoyeurs: que du bien à en dire. Ainsi que du roi fantôme, Jérôme Varnier, que Thomas fait chanter sur une seule note, étrange et bonne idée, jusqu'à la conclusion, comme si, sa vengeance accomplie, il redevenait un vivant.
Stéphane Degout, musicien impressionnant, prince perdu
Louis Langrée met toute son énergie et la puissance de l'orchestre des Champs-Elysées (belles cordes) au service de cette partition dont il défend avec coeur la richesse. Il écoute les chanteurs aussi, leur tient la bride ainsi qu'aux choeurs, ceux des "Eléments" bien préparés par leur chef Joël Suhubiette (quelques aigus un peu délicats chez les sopranos)
Hamlet sera sûrement une des grandes prestations de Stéphane Degout, baryton parfait de voix, de timbrage, de projection, de puissance. Mais, comme avec Devieilhe (sur un rôle plus riche mais qui peut être casse-gueule pour cela même), l'art du comédien est à la hauteur de celui du chanteur: Hamlet perdu, obsédé par le meurtre de ce père qu'il vénérait, redoutait peut-être. Horrifié et terrorisé par la complicité de sa mère. Jusqu'à ce regard d'enfant paniqué quand la couronne lui tombe sur la tête. Et l'on se dit que cet Hamlet-là pourrait connaître le sort d'un autre roi shakespearien, Richard II, détrôné, assassiné lui aussi. Que Degout nous fasse passer tous ces sentiments-là est remarquable. Mais c'est d'abord son incarnation musicale qui nous impressionne.
"Hamlet" d'Ambroise Thomas, mise en scène de Cyril Teste, direction musicale de Louis Langrée. Opéra-Comique, Paris, les 21, 27 et 29 décembre à 20 heures, 23 décembre à 15 heures.