C'était la foule des grands soirs à la "Petite Philharmonie" (ex-Cité de la Musique) pour entendre Thomas Enhco sous sa double casquette de "pianiste jazz" et de "pianiste classique" -dans son propre concerto et dans celui "en sol" de Ravel. Il y avait un orchestre avec lui, celui de Cannes Provence Alpes Côte d'Azur, sous la direction de Benjamin Lévy, nommé il y a deux ans.
Pianiste jazz et pianiste classique
Pianiste jazz et pianiste classique. Et donc double public qui fait une foule dense, jusqu'aux galeries de cette salle qu'on aime décidément bien, car elle garde quelque chose de chaleureux alors qu'elle approche les mille places. L'on piaffait un peu pendant la "Sarabande" de Debussy, pièce de piano orchestrée par... Ravel. Les cordes de Cannes manquent de transparence, s'appesantissent trop. La structure nous paraît un peu empesée, on dirait une tapisserie moyenâgeuse que le vent remue.
Un concerto aussi long que les Brahms ou les Beethoven
Car on attend ce concerto, qui est donné en première parisienne, du brillant jeune pianiste de jazz, concerto dont on découvre dans le programme qu'il dure 40 minutes! "Je pensais écrire une pièce courte d'environ quinze minutes et en un seul mouvement mais très vite le rêve d'un "vrai" concerto pour piano s'est imposé. Je n'ai pas pu résister!"
C'est charmant mais l'on s'inquiète un peu: le rêve peut conduire à retomber brutalement sur terre. Le grand-père de Thomas Enhco, le chef Jean-Claude Casadesus, se pose peut-être les mêmes questions, qui a son petit-fils, les mains de son petit-fils, dans son axe de vision. Un petit-fils qui a toujours expliqué que, certes, il a choisi le jazz mais que, de formation, il a été nourri par Beethoven, Bach ou Chopin.
L'influence des musiques de film
Et cela se sent. Les amateurs du Enhco pianiste et improvisateur de jazz auront peut-être été déçus. Il y a certes des passages non écrits où Enhco fait preuve d'un beau sens poétique mais la structure (trois mouvements) est celle d'un concerto classique, le ton est parfois hésitant entre divers styles mais plein de charme. On est entre Debussy et... Claude Bolling. On est surtout dans une partition de belle musique de film, soit dit sans aucun mépris. Parfois côté Maurice Jarre (orientalisme à la "Lawrence d'Arabie" mais qui rappelle aussi le concerto de l'Arménien soviétique Khatchaturian) parfois côté Georges Delerue ou Antoine Duhamel qui eux-mêmes se sentaient les héritiers d'un Maurice Jaubert, ce musicien tué au combat en 1940 et dont François Truffaut utilisera les partitions pour ses derniers films.
Ecriture néo-classique: oublié, Boulez!
Il y a de belles mélodies tristes, ou amorces de mélodies. L'attention est parfois moins soutenue, l'orchestration trop riche (mais c'est une vraie orchestration de compositeur classique du XXe siècle avec une belle intervention de trois percussionnistes) de sorte qu'on n'entend plus le piano. Il n'empêche: Enhco est un garçon chez qui la musique paraît venir naturellement et, inquiet de tenir le marathon, on se rend compte à la fin que ces 40 minutes n'ont jamais été longues.
Mais il y a plus bizarre: cette volonté de la part d'un jeune musicien d'à peine trente ans d'ignorer tout un pan de notre histoire musicale qu'on va nommer, de manière rapide, boulézien ou post-boulézien. Un Mantovani, un Escaich, ont essayé d'échapper à de si écrasantes influences. Enhco fait comme si elles n'avaient jamais existé. C'est d'une désinvolture et d'une audace assez charmantes. Ou bien l'amorce du comportement d'une nouvelle génération de musiciens enfin décidée (depuis 70 ans qu'on attend cela) de tuer, non même le père mais le grand-père, comme il est habituel dans tous les courants artistiques.
Piano discret, élégant, dans Ravel
Après l'entracte, et comme pour enfoncer le clou, Thomas Enhco revenait pour jouer le "Concerto en sol" de Ravel. ("C'est qui, Ravel?" murmurait pendant l'entracte une jeune fille à son compagnon. Il y avait vraiment deux mondes....)
Et, excellente surprise encore une fois, ce concerto que je connais par coeur (une centaine d'écoutes si ce n'est davantage dans les interprétations les plus variées), j'y ai prêté l'oreille dès les premières mesures. Juste complicité entre chef et pianiste (et les musiciens suivent) Mais surtout un beau piano, discret, élégant, une légèreté de touche, une clarté de jeu dans un premier mouvement un peu ralenti (trop?) où Enhco met en relief tous les détails. Mais dans la partie centrale, bien plus virtuose, le jeune pianiste montre qu'il a des doigts sans faille. La montée chromatique depuis les graves, vers la fin, est parfaite.
Magnifique mouvement lent, final angoissé et rageur
Le test, c'est l'admirable mouvement lent, comparables à ceux des plus beaux de Mozart, des concertos K. 467 et 488. Immense mélodie où un vieux fond de tristesse colore la simplicité la plus nue. Enhco la joue ainsi, accentuant à dose infime telle ou telle note comme d'imperceptibles accents circonflexes. Peut-être pourrait-il accentuer parfois la longue descente qui ressemble à des oiseaux qui vont se poser. L'orchestre, face à cette élégance discrète, joue un peu fort.
Le dernier mouvement est encore plus surprenant. Il est coutumier de le trouver moins réussi avec son esprit canaille, swinguant, à la limite du pastiche. Enhco, virtuosissime, en fait avec l'orchestre, très bien, un final angoissé et rageur, qui préfigure les couleurs d'anthracite du "Concerto pour la main gauche", sorte de mise en garde face à un monde qui sombre dans la dictature (et cela vaut encore pour aujourd'hui) Remarquable!
Un boeuf exotique et brillant
En dernière partie Benjamin Lévy a une excellente idée: nous expliquer un peu ce "Boeuf sur le toit" de Darius Milhaud, composé sur un air brésilien du carnaval de 1918 (Milhaud était à Rio secrétaire d'ambassade, l'ambassadeur étant Paul Claudel) Cela devint ensuite un ballet (où "jouaient" les Fratellini!) avant de donner son nom à un restaurant-club de jazz où les musiciens qui improvisaient "faisaient (donc) un boeuf"...
Lévy nous fait entendre la fameuse "polytonalité" de Milhaud par l'exemple: un pupitre joue dans une tonalité, un autre pupitre dans une autre. Cela heurte délicieusement les oreilles. Et, sur le thème répété quinze fois dans une orchestration brillante et exotique (utilisation du güiro cubain, que l'on racle avec une baguette), la petite formation orchestrale nous permet de mieux entendre les trouvailles du compositeur. Dommage que Benjamin Lévy, tout à son travail sur le son (et c'est très bien), le fasse un peu au détriment des contrastes de rythme, car ceux de Milhaud sonnent bien plus jazz que ceux d'Enhco!
Orchestre de Cannes- PACA, direction Benjamin Lévy: Debussy: Sarabande (orch. Ravel). Enhco: concerto pour piano (Th. Enhco, piano). Ravel: concerto pour piano en sol (Th. Enhco, piano). Milhaud: Le boeuf sur le toit. Philharmonie 2, Paris, le 23 novembre.