C'est un des événements de la rentrée: la redécouverte d'un opéra qui fut un triomphe en son temps (1836), "Les Huguenots". L'auteur: ce compositeur demeuré allemand jusqu'au bout quoiqu'il ait fait sa carrière en France, Giacomo Meyerbeer, plus guère joué aujourd'hui, et c'est injuste.
La renaissance du "grand opéra"
Disons-le d'emblée, la production présentée à Bastille est globalement satisfaisante. C'est en tout cas le jugement du public (souvent exigeant), à en juger par les applaudissements nourris en ce soir de deuxième représentation, et après cinq heures de spectacle car, avant Wagner, Meyerbeer faisait déjà très long!
"Les Huguenots" (nous disent les livres d'histoire de la musique) sont représentatifs du "grand opéra à la française", genre qui fleurit dans les années 1830 grâce à Meyerbeer qui en fixera les codes: sujet volontiers historique, mélange idéal d'intrigues sentimentales et de conflits empruntés à la grande histoire ou à la légende, nombreux personnages principaux, importance des choeurs et des mouvements de foule, découpage en cinq actes, virtuosité des airs et orchestre abondant; et des ballets aussi -ceux-là, on les a oubliés désormais et c'est tant mieux-. On retrouvera largement la trace de ce style-là chez Berlioz, Gounod, Saint-Saëns et même "Carmen". Jusqu'à "Pelleas et Mélisande" de Debussy (1902), guère avant.
L'Allemand Meyerbeer triomphe à Paris
Bref de quoi en mettre plein les mirettes et plein les oreilles de spectateurs (surtout les hommes) prompts à considérer l'opéra comme un art pour soigner la mélancolie (comprenez l'ennui) des épouses. Meyerbeer étant présenté comme l'anti-Rossini qui, justement, avait cessé de composer deux ans avant l'arrivée à Paris de cet Allemand dont la carrière n'avait pas connu de franc succès dans son pays natal. Un peu plus en Italie mais à l'époque ce n'était ni à Venise ni à Naples qu'on lançait une réputation, c'était dans la capitale française...
L'anti-Rossini. Rossini qui, déjà, par la folle virtuosité de ses vocalises et le brillant de son orchestre, avait réussi à fasciner les foules difficiles de Paris. Meyerbeer se lance, lui, en 1831, avec un "Robert le Diable" à succès dont le livret est dû au redoutable (et talentueux) Scribe. "Les Huguenots", cinq ans plus tard, parachèvent le triomphe. Il y aura ensuite "Le Prophète" (que créera Pauline Viardot), "Dinorah ou le pardon de Ploërmel" et cette "Africaine" posthume (on est déjà en 1865), succès encore invraisemblable (Meyerbeer ne connaîtra jamais la disgrâce musicale de son vivant) d'une oeuvre qui dure... six heures! Les records du contemporain Wagner sont battus.
Une oeuvre longue autour de Raoul de Nangis
"Les Huguenots", représentés en pleine période louis-philipparde, marquent donc cette étape capitale dans l'histoire de notre opéra, bien plus que "Robert le Diable" au sujet (les Normands à Palerme au XIIIe siècle) plus lointain pour nous. L'affaire, qui oscille entre quatre et cinq heures de musique (dans la production de Bastille, qui ne dure "que" trois heures 50, certains airs ont été coupés), se conclut la nuit de la Saint-Barthélémy. C'est dire son urgence dramatique.
Raoul de Nangis est protestant. Il se rend en Touraine au château du comte de Nevers qui souhaite la réconciliation entre les protestants et les catholiques. Mais la majorité des invités est catholique et Raoul, accompagné de Marcel, son serviteur, un pur et dur du calvinisme, sent l'hostilité l'entourer. A la demande de Nevers, fêtard aimable, il raconte qu'il vient de sauver d'une agression une belle inconnue dont il est tombé amoureux aussitôt. La voici: son nom est Valentine, fille du comte de Saint-Bris, catholique fanatique. Dans cette atmosphère de libertinage, Raoul est persuadé que Valentine est une des conquêtes de Nevers alors que, fiancée à celui-ci qu'elle n'aime pas, elle vient se délivrer de sa promesse.
L'impuissance de la "Reine Margot"
C'est Marguerite de Valois, la "reine Margot", qui va rapprocher de nouveau Raoul et Valentine, sa demoiselle d'honneur. Mais Raoul fait l'affront, de nouveau, de refuser Valentine (car il est toujours persuadé qu'elle est une des maîtresses de Nevers): cet affront provoque la fureur de Saint-Bris et un duel entre eux que les policiers de Charles IX et de Marguerite interrompront avant que Saint-Bris et ses hommes ne tuent Raoul.
Mais la Saint-Barthélémy se prépare, dont Saint-Bris est un des piliers chez les catholiques. Valentine, comprenant le complot, auquel refuse de participer Nevers (qui sera assassiné par les siens), veut mettre en garde Raoul. Un duo déchirant réunit les deux amoureux enfin fixés sur les sentiments de l'autre. Mais le massacre a commencé. Raoul refuse de se convertir, rejoint les siens et Marcel, blessé à mort; les armes à la main, il meurt auprès de ses compagnons de culte et Valentine, sur le cadavre de Raoul, est tuée par son propre père qui, dans la nuit noire, ignore qui elle est. Marguerite de Valois arrive trop tard, elle qui rêvait de réconcilier les uns et les autres et qui ne pourra (mais, cela, c'est dans "La reine Margot" de Patrice Chéreau et non chez Meyerbeer et Scribe!) que sauver de justesse Henri le Navarrais, son époux protestant, le futur Henri IV...
Il faut de sacrés chanteurs...
Et, vu qu'on ne joue plus du tout Meyerbeer, on s'attend à s'ennuyer avec ces histoires de la grande histoire. Pas du tout. Ou presque pas du tout. D'abord parce que, d'une autre manière que Rossini, les airs sont follement virtuoses, et il y faut de sacrés chanteurs. Ce ne sont pas des vocalises mais des montées et des descentes vertigineuses qui mettent les gosiers à mal (demandant une immense souplesse) avec une prédilection de Meyerbeer pour les altérations (transformations d'une note en dièse ou en bémol), notes extrêmement difficiles à "attraper" quand on est dans le "boulevard" d'une tonalité donnée.
Très beaux effets et chutes d'inspiration
Mais il y a surtout un talent orchestral qui ne fait pas tout à fait de Meyerbeer le rival de Berlioz (ils s'entendaient d'ailleurs très bien) mais qui est très étonnant, trouvailles de timbres (cuivres, contrebasson, clarinettes, violon solo ou violoncelles), variété des styles (valse lente sur un air d'amour, grand choeur religieux façon Luther, chanson à boire, mélancolie d'une ritournelle de musique populaire, etc) qui fait qu'on passe son temps à se dire: "Mais c'est très bien, c'est très beau, c'est très agréable" et même davantage quand l'émotion arrive. Hélas! un peu trop rarement, on sent Meyerbeer, c'est sa limite, plus préoccupé par l'effet produit que par l'appel aux sentiments.
L'autre limite, ce sont les chutes d'inspiration et, grand opéra à la française oblige, l'art du remplissage: airs, voire personnages, inutiles même s'ils sont ravissants. Le premier acte (les premiers actes sont toujours des actes d'exposition) paraît interminable. Le dernier, celui du massacre, ne bénéficie pas d'une musique à la hauteur du drame. Mais le début du II au château de Marguerite de Valois est exquis, très bien conçu l'acte du duel. Et la préparation du complot donne des frissons comme le duo d'amour (bien que trop long) nous touche en plein coeur.
Marguerite virtuose, Raoul en difficulté
Meyerbeer (comme Bellini) avait pour habitude d'écrire pour des chanteurs précis: l'un d'eux lui claquait dans les mains, il réécrivait le rôle pour son remplaçant. C'est pourquoi aussi (autre raison de la désaffection du compositeur) il est si difficile de "distribuer" une oeuvre comme "Les Huguenots", qui va mal avec nos voix "standard". Diana Damrau a renoncé au rôle de Marguerite dans les derniers jours. On découvre donc l'Américaine Lisette Oropesa avec bonheur: timbre léger et virtuose, jolies couleurs, son "tube", "Ô beau pays de la Touraine", est très réussi, le reste n'est pas mal non plus. Comme comédienne elle est charmante (la séduction de Marguerite et la morgue d'une reine) même si elle a moins de présence pour séparer les combattants mais après tout, la vraie Marguerite y a échoué aussi...
Autre remplaçant, de Bryan Hymel, le Coréen Yosep Kang, arrivé presque au moment de la générale. Il hérite d'emblée, en Raoul, d'un air meurtrier, "Non loin des vieilles tours...", où il est quasi à nu, seul un violon l'accompagne. On ne sait trop ce qu'il chante, il n'est jamais vraiment juste, malgré de ravissants aigus, d'une couleur d'argent. Cela ira mieux ensuite, plutôt dans les scènes héroïques que dans les moments amoureux qu'il maîtrise mal. Mais on lui pardonnera à cause des circonstances et parce qu'il réussit tout de même à "tenir" son rôle, où il sera forcément de mieux en mieux.
Jaho, Sempey, Deshayes: distribution virtuose
Le personnage de Valentine a été écrit pour Cornélie Falcon, qui avait une tessiture redoutablement large. On n'aime pas beaucoup ce qu'y fait Ermonela Jaho qui n'a pas du tout les graves meurtriers de Falcon, qui y est à la peine, ce qui l'oblige à crier ses aigus. Son personnage, très victime au début, vire aussi au mélodrame. Mais elle se reprend dans l'émotion de la fin, son duo d'amour, sa mort, la trouvent plus tragédienne, maîtrisant sa voix (parce que la tessiture, aussi, lui va mieux) et nous laissant sur une impression bien plus heureuse.
Les autres rôles sont de bon niveau. Florian Sempey en Nevers a tendance à trop appuyer sur certains mots, rompant la ligne de chant, le personnage est un peu "brut de décoffrage" mais il est émouvant et digne dans sa rebellion contre les pratiques barbares des siens. Paul Gay est un Saint-Bris d'autant plus terrifiant qu'il a des allures de gentil papa, et la voix est là. Encore plus là, la belle basse de Nicolas Testé, Marcel remarquable dans ses convictions et sa fidélité à son maître. Dans le rôle, inutile mais charmant, du page Urbain, Karine Deshayes obtient un juste triomphe. Les autres sont très bien, on y remarque certains chanteurs français qui font leur début à l'Opéra national mais qu'on a entendu à l'Opéra-Comique, comme Philippe Do (Bois-Rosé de qualité) ou Patrick Bolleire.
Beaux choeurs, belle direction, mise en scène neutre
Choeurs beaucoup mis à contribution et remarquables. Les femmes sont excellentes en dames de Marguerite comme en femmes du peuple (le très beau et triste "Rentrons, habitants de Paris"), les hommes, épais et parfois criards en compagnons de Nevers, se rattrapent largement en conspirateurs.
Michele Mariotti insuffle durant quatre heures un beau dynamisme à cette musique, insistant, mais avec moins de volupté qu'un Philippe Jordan (ce n'est pas un reproche!), sur les trouvailles instrumentales de la partition où les musiciens se régalent. Mais il lui faut au moins un acte avant de régler les nombreux décalages...
Reste la mise en scène, d'Andreas Kriegenburg, qui fait ses débuts à l'Opéra après une brillante carrière germanique. Sa mise en scène n'est ni bonne ni mauvaise. Le premier acte (décors blancs assez laids d'Harald B. Thor) oscille entre le statisme et l'imprécision quand tout ce petit monde monte et descend les praticables. L'acte "de Marguerite", celui du duel (où il utilise vraiment les possibilités de changement "à vue" de Bastille), celui du complot, sont bien mieux mais très décoratifs. Et, comme Meyerbeer, il rate la fin, agitée et confuse.
Pas de point de vue sur cet hymne à la tolérance
On passera sur l'idée de situer l'oeuvre en... 2063 (?), information qu'on oublie au bout de deux minutes, mais qui explique sans doute les costumes (assez laids eux aussi, de Tanja Hoffmann) des sbires de Charles IX, façon "Star Trek" ou "Star Wars". On reprochera surtout à Kriegenburg de n'avoir aucun point de vue, sinon que "c'est pas bien, la guerre" en noyant le rideau de scène blanc de rigoles de sang aux allures de sirop de framboise.
Or, c'est aussi une des leçons de Meyerbeer, juif venu d'un pays, l'Allemagne, partagé harmonieusement entre protestants et catholiques mais qui allait faire, cent ans plus tard, le sort que l'on sait à ses compatriotes religieux, "Les Huguenots" est en filigrane un hymne à la tolérance, à travers les bonnes volontés de Nevers et de Marguerite, dont on a les renversants échos dans les finals ( aux "Respectez votre reine!" impuissants de Marguerite répondent les "Vengeance et mort!" des catholiques). La France de 1836, apaisée elle aussi (mais catholique de manière écrasante), n'y était peut-être pas très sensible; mais il est probable que cet apaisement prôné par Meyerbeer a été une des raisons du succès des "Huguenots".
Et que dire alors de notre temps, où la question de la tolérance religieuse se fait de nouveau plus sensible?
"Les Huguenots" de Giacomo Meyerbeer, mise en scène d'Andreas Kriegenburg, direction musicale de Michele Mariotti (Lukasz Borowicz le 24 octobre). Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 24 octobre.
Attention, les représentations sont à 18 heures. Et à 14 heures le dimanche 7 octobre.