Debussy, la Bretagne, les Massenet de Karine Deshayes: la musique française trois fois à l'honneur en Cd

Li-Kung Kuo et Cédric Lorel C) Miller Kuo

Trois Cd fort intéressants de cette musique française que je ne perds pas une occasion de défendre auprès de vous. Et dans deux cas présentant des interprètes peu connus, ce qui est d'autant plus méritoire en ces temps difficiles. De Debussy à Massenet, revue des troupes, avec Karine Deshayes en... cantinière?

Des musiciens qui ne s'aimaient guère

Un premier Cd, sous le titre Le temps retrouvé, de deux très bons musiciens qui ne sont pas des vedettes, le violoniste Li-Kung Kuo (d'origine taïwanaise et vivant en France) et le pianiste Cédric Lorel. Référence évidemment à Proust et à son temps, avec une des sonates qui serait un modèle possible de celle de Vinteuil, la 1e sonate de Saint-Saëns, auprès de deux autres chefs-d'oeuvre, le Poème d'Ernest Chausson et la Sonate de Debussy. Et, pour compléter, deux oeuvres plus mineures de Reynaldo Hahn et d'Eugène Ysaÿe.

Ce qui est amusant, c'est que ce sont la grâce des interprètes et l'époque commune (cela compte tout de même) qui réunissent des compositeurs qui ne s'aimaient guère: Debussy contre Hahn et Saint-Saëns et réciproquement, Debussy contre Proust, Debussy avec Chausson mais pendant quelques années seulement. Il fallut le violoniste belge Eugène Ysaÿe, créateur du Poème de Chausson et interprète de la Sonate de Saint-Saëns pour fédérer un peu tout ce petit monde. Il est vrai que la Sonate de Debussy est d'une modernité (c'est d'ailleurs une oeuvre tardive, de guerre) qui tranche avec le reste du programme. Kuo la joue avec trop de réserve, c'est d'ailleurs son défaut, de la timidité, alors que l'accompagnement de Lorel est globalement attentif et sans reproche.

Li-Kung Kuo C) Miller Kuo

Une sonate chez Proust, un poème intime chez Chausson

Kuo est plus engagé dans le Caprice d' Ysaÿe (d'après l'opus 52 n° 6 de Saint-Saëns) qui est cependant un numéro de virtuosité qui manque de substance musicale. Le même reproche peut lui être fait dans la Sonate de Saint-Saëns où il montre une belle poésie dans les mouvements lents mais dans les plus rapides c'est Lorel qui mène le jeu.

Cette sonate aurait donc servi de modèle (avec sans doute la Sonate de Franck) à la "sonate de Vinteuil" qui irrigue l'immense roman de Proust, revenant comme un leitmotiv dans l'oreille du narrateur, de mois en mois, d'année en année, et pourtant Proust et Saint-Saëns se détestaient. Ce qui n'empêchait sans doute pas Proust -comme nous- de considérer la 1e sonate de Saint-Saëns de haute valeur...

C'est finalement le Poème de Chausson qui est le moment le plus réussi du disque. De manière surprenante, car Kuo et Lorel le jouent très intime (et la ressource du piano, aussi présent soit-il, n'est pas celle de l'orchestre avec lequel on l'entend le plus souvent) mais on aime bien que ce petit bijou qui est parfois un peu gâché par un excès de lyrisme baigne dans une lumière incertaine de rêve jaune, à la Spilliaert, qui laisse simplement parler (ou chanter) la musique. Le dernier morceau, le Nocturne de Reynaldo Hahn (ami et amant de Proust), nous ramène un peu à la musique de salon mais la retenue secrète de Li-Kung Kuo lui donne son poids de mélancolie, toujours élégamment accompagné par Cédric Lorel.

Trois Bretons dans l'air du large

Compositeurs plus rares encore avec le disque Bretagne (s). Mais ne vous attendez pas à un folklorisme de mauvais aloi. Le sentiment breton est surtout dans l'attachement des trois musiciens à leur région. Le projet, on le doit au Brestois Benoît Menut, la quarantaine, qui a réuni à une de ses oeuvres, Stèles, d'autres de son compatriote Jean Cras et aussi du compositeur "côtes-d'Armoricain" Guy Ropartz. Quatre compositions très bien ressenties par l'ensemble Gustave.

L'ensemble Gustave C) Natacha Colmez

La 3e sonate pour violon et piano de Ropartz est défendue par le violoniste Sullimann Altmeyer et le pianiste Antoine de Grolée. Avec plus d'ardeur, là aussi, chez le second. Mais, de ce compositeur dont Menut nous dit avec justesse qu'au conservatoire de Paris (où il étudiait, lui, le Breton pour qui, évidemment, Ropartz était un compatriote!) "la musique de Ropartz était pour ainsi dire inconnue des étudiants, jamais jouée lors des études et pour ainsi dire jamais programmée" Et pourtant Ropartz, presque exact contemporain d'un Debussy, a eu une longévité considérable (il est mort à 91 ans). Sa 3e sonate (de 1927) demande une ou deux écoutes avant d'en goûter la saveur, la liberté, le parfum joueur, avec un très beau mouvement lent, immobile, presque un glas au-dessus de la mer calme; et c'est dans le final qu'on sent presque, dans la fougue de l'écriture, cette brise marine qui court dans la lande et dessine l'horizon et que défendent avec beaucoup de charme les deux musiciens.

L'amiral Cras nous fait voyager

Un petit bijou ensuite, de ce Jean Cras (chroniques des 1er et 4 février 2019) dont je vous avais parlé l'an dernier (amiral de marine, il a sa statue dominant l'océan à Brest, mais en tant que marin plus que musicien) Son Trio à cordes (genre ingrat qu'illustrèrent Beethoven et Schubert dans leur jeunesse, mais surtout Mozart avec son Divertimento K.563 d'une géniale ampleur) est un petit chef-d'oeuvre, composé à la même époque que le Ropartz ("A bord du Lamotte-Piquet: Lorient 14/03-14/06 1926" car l'amiral Cras écrivait souvent sur son bateau pendant ses heures de veille): un premier mouvement à la mélodie étrange, qui semble, écrit Menut, "donner la cadence du bateau à moteur par un violoncelle sur lequel violon et alto viennent chanter de manière syncopée"; et c'est exactement cela, on aborde la pleine mer, en Bretagne ou ailleurs.

Une écriture atonale

Ou ailleurs, sur des océans lointains. Cras, féru de musique asiatique, nous livre un étonnant mouvement lent, sorte d'air chinois funèbre qui vire à la procession mortuaire d'une sorte de Route de la soie rêvée oscillant entre Tréguier et Samarcande! Et la Bretagne resurgit sous forme de mélodie ou de danse dans les deux mouvements ultimes, superbement écrits et où, là aussi, on sent passer le vent du large.

Benoît Menut y ajoute sa patte avec ce Stèles, quatuor avec piano à lui inspiré par des poésies d'un autre Brestois voyageur, Victor Segalen. Je suis moins séduit par cette écriture strictement atonale qui trouvera évidemment ses amateurs, où l'on sent cependant (il y a des influences pires!) l'esprit de Messiaen et les expériences de John Cage, pour le dire vite. Belle transcription, enfin, d'une mélodie de Ropartz, La mer, par Menut, pour ce même quatuor, dont il faut citer pour leur belle qualité musicale, aux côtés d'Altmeyer et Grolée, l'altiste Mayeul Girard et le violoncelliste Tristan Cornut.

Karine Deshayes C) Aymeric Giraudel

Karine Deshayes, étoile d'opéra

Je reviens enfin sur un Cd superbe paru chez le même éditeur à la fin de l'année dernière, celui de Karine Deshayes qui chante l'opéra français en digne héritière de Régine Crespin: Une amoureuse flamme, titre emprunté à l'air de Marguerite de La damnation de Faust de Berlioz (qu'elle chanta au concert -chronique du 25 janvier dernier- et qu'elle reprend ici) La souplesse de la voix de Deshayes, sa longue tessiture entretenue avec soin (en particulier à l'usage de Rossini puisqu'à l'époque du bel canto la séparation des tessitures était bien moins nette), lui permet d'être aussi à l'aise dans les vraies rôles de mezzo (Carmen ou la Charlotte du Werther  de Massenet avec un magnifique Air des Lettres) que dans ceux de soprano ( "soprano Falcon", du nom de la cantatrice du même nom qui avait un registre de soprano mais les beaux graves d'une mezzo, permettant à Deshayes de chanter aussi bien La Juive d'Halévy ou la Catherine d'Aragon de l' Henry VIII de Saint-Saëns que le registre très aigu de la Cendrillon de Massenet) Magnifique hommage en tout cas à l'opéra français où, à côté d'airs célèbres (mais la Habanera de Carmen est une Habanera alternative, très différente, plus vive, plus virtuose et... qui n'aurait jamais été un tel "tube"!), d'autres sont bien moins en vue -Henry VIII donc, ou La reine de Saba de Gounod- mais qui bénéficient tous de l'accompagnement attentif et de qualité de l'orchestre Victor Hugo de Besançon ("Vieille ville espagnole...") sous la baguette d'un juste idiotisme de Jean-François Verdier.

Le temps retrouvé, oeuvres pour violon et piano de Debussy, Chausson, Saint-Saëns, Hahn et Ysaÿe par Li-Kung Kuo, violon et Cédric Lorel, piano. Un disque Cadence Brillante.

Bretagne (s), oeuvres de Ropartz, Cras et Menut par l'Ensemble Gustave. Un disque Klarthe.

Une amoureuse flamme, airs d'opéras français de Massenet, Berlioz, Bizet, Saint-Saëns, Halévy, Gounod, par Karine Deshayes (mezzo) et l'orchestre Victor Hugo de Besançon-Montbéliard, direction Jean-François Verdier. Un disque Klarthe.