Et Deshayes et DiDonato en Marguerite, somptueuses! Pour clôturer l'année Berlioz (le 150e anniversaire de sa mort le 8 mars 1869) comme nous avons clôturé l'année Offenbach: un double Cd paru il y a quelques semaines, un double concert de l'orchestre de Paris la semaine dernière, rendant un double hommage à cette oeuvre étrange et magnifique.
Une oeuvre à la dimension d'un opéra
Etrange, oui: "Légende dramatique en quatre parties" d'ailleurs d'inégale longueur, selon Berlioz, qu'on nous annonce en "version de concert" mais il n'a jamais été vraiment question de mise en scène, plutôt d'évocation. Sinon que la dernière fois qu'on avait entendu La damnation de Faust c'était avec mise en scène justement, à l'Opéra-Bastille, une mise en scène extraordinairement présente du Letton Alvis Hurmanis qui faisait de Faust une sorte de Stephen Hawking à la recherche du mystère du cosmos. Spectacle intrigant, radical, hué abondamment par le public. Il est donc assez reposant de ne pas se laisser distraire de l'oeuvre musicale, plus de deux heures tout de même, la dimension... d'un opéra!
Une histoire truffée de moments annexes
C'est après tout une sorte d'oratorio profane où le mythe de Faust, que Goethe avait génialement mis à la mode du temps, tient lieu de livret. Livret dont Berlioz est l'auteur, avec l'obscur Almire Gandonnière mais aussi un certain Gérard de Nerval. Le résultat, lu et entendu à tête reposée, est tout de même très bizarre.
Car cette Damnation de Faust, qui vient donc de Goethe, et que Goethe traite comme une histoire à ellipses, sans grande continuité narrative, Berlioz en adopte la même structure. Plus encore, il la pousse à bout. L'échec de Benvenuto Cellini lui ayant barré l'accès à l'Opéra de Paris, le voici qui imagine un ouvrage de la dimension d'un opéra mais sans mise en scène et dont le trio exclusif -Faust, Marguerite, Méphisto- raconte à la manière romantique la mélancolie d'un homme (Faust) qui intervient, aux premières secondes (pas d'ouverture, de prélude, pas de petite phrase d'orchestre préliminaire): "Le vieil hiver a fait place au printemps" Il se promène, mélancolique, dans la campagne hongroise (!), entend des paysans, des soldats (la fameuse Marche hongroise) puis on le retrouve peu après dans son cabinet... en Allemagne.
Morceaux de bravoure de tous les styles
Et tout est à l'avenant. L'histoire est un prétexte à des tableaux superbes, où le génie du compositeur crée une variété de numéros et d'ambiances essentiellement dévolus à l'orchestre et au choeur. Les solistes chantent parfois, des airs très difficiles puisqu'ils sont presque des "accompagnants" de l'orchestre. Et Berlioz multiplie les ambiances: chants d'étudiants, musique militaire, élégie d'une amoureuse, cantique religieux, apparition de follets et de sylphes, puis de damnés et de démons lors d'une fuite infernale avant que des anges ne concluent l'histoire. C'est une tapisserie sonore où l'on finit par distinguer une construction, mais qui n'a pas une importance aussi considérable que dans le Faust de Gounod, incomparablement mieux structuré. Ici Marguerite est damnée (elle n'a pas tué son enfant mais sa propre mère) puis sauvée, ce pourrait être l'inverse. Faust sombre dans les flammes infernales, tel un Don Juan qu'il n'est pas.
Un Sokhiev à son affaire dans une partition brillante
Mais, donc, quelle musique! Jamais aussi brillante que dans les morceaux inutiles à l'intrigue. La grande réussite de Tugan Sokhiev, en concert à la tête de l'orchestre de Paris, est d'utiliser les superbes potentialités des musiciens, toujours au niveau où les ont portés ces derniers temps un Salonen ou un Blomstedt (chroniques du 18 décembre 2019 et du 14 janvier 2020). Sokhiev, qui aime cette oeuvre, qu'il a dirigée il y a peu avec son orchestre du Capitole, retient l'attention pendant deux heures, alternant énergie brillante et poésie suspendue, s'appuyant sur des individualités toujours remarquables qui scintillent chacune à leur tour (l'alto d'Ana Bela Chaves, le hautbois d'Alexandre Gattet) et sur un choeur superbement entraîné (les hommes plus encore que les femmes car ils ont plus à chanter)
Faust forçant un peu, Méphisto malade. Heureusement Karine Deshayes...
On a été moins convaincu par les solistes, qui ont cependant des mérites particuliers. Paul Groves incarne un Faust incertain, ce qui est assez juste, mais force sa voix, "blanchit" parfois ses aigus, contrôle moyennement un vibrato pas très joli et la prononciation manque de clarté. C'est sans grande personnalité et reste en retrait de la puissance de l'orchestre, même s'il projette bien. Renaud Delaigue (Brander) n'est pas irréprochable non plus dans la Chanson de la puce. Paul Gay remplace au pied levé Ildebrando d'Arcangelo, malade, qui chantait Méphisto la veille. Gay a une voix bien timbrée mais n'a pas la noirceur voulue, ou la trouve partiellement à la fin. Quand il met Marguerite dans les bras de Faust, il ressemble plus à un conseiller conjugal qu'à l'organisateur maléfique d'une infernale histoire. Quant à Karine Deshayes, parfois gênée par son partenaire dans leur duo (" Ange adoré"), elle se rattrape dans Le roi de Thulé malgré des écarts périlleux, mais surtout dans un "D'amour l'ardente flamme "(très beau cor anglais de Gildas Prado) qu'elle rend magnifique de mélancolie (et je m'en veux, mais je le ferai, de ne pas encore vous avoir parlé de son Cd d'opéras français, Une amoureuse flamme, où cet air-là voisine avec des Massenet, Saint-Saëns, Bizet, Gounod ou Halévy)
Le Faust magnifique de Michael Spyres... et Joyce DiDonato!
Pour retrouver cette Damnation de Faust, voici un album qui poursuit l'entreprise Berlioz commencée par John Nelson avec Les Troyens: Nelson est toujours à la tête d'un Philharmonique de Strasbourg moins brillant que l'orchestre de Paris mais d'une très belle et élégante douceur, comme l'est la direction du chef. Nelson, c'est frappant, est l'anti-Sokhiev. Au lieu de s'ébrouer en puissance dans la volupté orchestrale de Berlioz, il choisit la grâce et la poésie et l'oeuvre devient, malgré des éclats, un immense nocturne frémissant servi, cette fois, par la voix exceptionnelle, de facilité apparente et de conduite du chant, de Michael Spyres, à l'intonation française toujours aussi étonnante. Voici bien le Faust rêveur, victime consentante et éperdue, remarquable dans son acceptation du sacrifice (son cri, saisissant!) Joyce DiDonato est une Marguerite excellente, un peu trop véhémente parfois dans le trio, mais, là aussi, avec un peu moins de simplicité que Deshayes mais la même musicalité, la même beauté vocale, son "D'amour, l'ardente flamme" est magnifique (comme le cor anglais de Lorentz Réty)
La dimension poétique de l'oeuvre
Et Alexandre Duhamel est un Brander de luxe. Choristes du Coro Gulbenkian de Lisbonne impeccables, moins "terribles" dans la damnation finale que leurs homologues français. C'est d'ailleurs la différence de l'approche entre Sokiev et John Nelson: celui-ci dirige un peu trop "droit" les morceaux de bravoure, Marche hongroise et Ballet des Sylphes, comme si les "tubes" ne l'intéressaient guère, mais trouve un superbe poésie dans tous les passages en demi-teinte. Donnant là aussi une moindre ampleur à la chevauchée infernale -d'ailleurs Nicolas Courjal en Méphisto, sans reproche sur le plan vocal, manque, comme son homologue Paul Gay, de noirceur- mais une superbe dimension au choeur final et si suave des "Esprits célestes" , couronnant ce que Berlioz appelle, dans un grand élan mystique, l' "Apothéose de Marguerite".
La damnation de Faust d'Hector Berlioz: - Karine Deshayes, Paul Groves, Paul Gay, Renaud Delaigue, Choeur d'enfants, choeur (Lionel Sow, chef de choeur) et orchestre de Paris, direction Tugan Sokhiev. Philharmonie de Paris le 16 janvier.
- Joyce DiDonato, Michael Spyres, Nicolas Courjal, Alexandre Duhamel, Coro Gulbenkian de Lisbonne, Les Petits Chanteurs de Strasbourg, Maîtrise de l'Opéra du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, direction John Nelson. Un album Erato-Warner Classics.