Il y a deux lieux au festival de Saint-Denis: la basilique pour les grands concerts religieux ou symphoniques, la maison de la Légion d'Honneur, créée par Napoléon pour les jeunes filles pauvres ou orphelines au milieu d'un beau parc. Dans ce bâtiment attenant à la basilique une salle peinte en crème accueille, sous un portrait de l' Empereur, la musique de chambre. Une salle remplie jusqu'à la gueule quand Renaud Capuçon et Nicholas Angelich propose, autour de Ravel, un programme rare de musique française.
Connaissez-vous madame Canal?
Et je m'en voudrais de ne pas citer le jeune et brillant quatuor Hermès, seul à la manoeuvre dans Ravel.
Mais cela ne commençait pas ainsi. Cela commençait par madame Canal. Une compositrice (il en est peu) mais dont personne n'avait jamais entendu parler. Marguerite Canal: on glane sur le Net qu'elle était toulousaine, qu'elle vécut longtemps, décédant presque nonagénaire en 1978, et qu'elle fut la première femme, en 1917, à diriger un orchestre, mais on ne nous dit pas lequel, peut-être en était-ce un qu'elle avait fondé.
On apprendra aussi, cette fois par les potins, que Marguerite Canal aurait épousé son impresario, l'aurait abondamment trompé et qu'en représailles il aurait bloqué les droits de ses oeuvres. Ceci explique l'oubli dans lequel elle tomba.
Une sonate française
Et l'ignorance aussi de Renaud Capuçon qui m'avoua (alors que je mettais cette découverte à l'actif de sa grande curiosité) que non, il était comme nous; c'est le festival qui lui avait proposé cette sonate pour violon et piano de belle dimension, datée de 1920, mais qui résonne comme trente ans auparavant. Sa structure est d'ailleurs calquée sur la "Sonate" de César Franck, même si l'on y entend... un air du temps qui a noms Fauré, Debussy, Saint-Saëns ou Reynaldo Hahn.
Et il faut saluer le magnifique engagement du duo Capuçon-Angelich qui lui donne d'emblée toutes les couleurs et les raffinements que d'autres y chercheraient encore. Et aussi le souffle: car cette sonate est un peu trop longue; les idées s'y répètent parfois trop, idées, thèmes surtout, pas tout à fait à la hauteur du chef-d'oeuvre de Franck.
L'intelligence du coeur
Mais c'est d'une réelle et constante beauté d'écriture. L'andantino initial est mélancolique à souhait, un peu japonisant, il y a de longues phrases de violon pleines et suspendues, c'est d'un sentiment retenu et d'une grande élégance, magnifiés par le toucher d'Angelich qui joue cela (mais la partie de piano est exigeante!) avec la même intensité qu'un concerto de Brahms. Et Capuçon, concentré sur la partition dans un dialogue qui exclut tout le reste, y met des trésors de lyrisme, de beauté du son, d'intelligence du coeur.
Mélange de feu et de calme dans le "Sourd et haletant", mélodie lente et lyrique, autre mélodie triste et vaguement mystique dans l' "Adagio espressivo", avant un "allegro con bravura" qui est comme un concentré de toute la musique française de ce temps-là!
Le beau son des Hermès
Les deux amis se retirent, le quatuor Hermès, jeune formation franco-asiatique, propose le "Quatuor à cordes" de Ravel. Ils ne cherchent pas à avoir une théorie sur Ravel, sur ce Ravel de 28 ans, mais ils construisent ensemble quelque chose, s'écoutent dans ce premier mouvement (Omer Bouchez, le premier violon, pourrait prendre davantage le pouvoir) au beau thème étrange.
La beauté. La beauté du son, au détriment parfois du geste. Le diable est parfois un peu dans les détails, magnifiques (voir la fougue, l'investissement qu'ils mettent dans l'introduction du "Vif et agité" final) Mais ils peinent un peu à entretenir la flamme du mouvement lent, et même "Très lent". Péché de jeunesse, qui va bien à Ravel!
La forme inédite de Chausson
Les six musiciens réunis proposaient le rare chef-d'oeuvre qu'est le "Concert" de Chausson. Concert (et non concerto) écrit pour violon, piano et quatuor à cordes, forme bizarre, inédite, qui aurait ses sources dans les "Concerts français" à la Couperin ou à la Rameau, où sont réunis un groupe d'instruments à la fois solistes et accompagnateurs. Et en même temps Ernest Chausson crée quelque chose qui vient de nulle part et qui n'aura aucune suite, car on pourrait aussi bien y voir un "Trio pour piano, violon et quatuor à cordes", sauf que ce n'est même pas encore ça puisque parfois le quatuor se dédouble ou se démultiplie.
Une oeuvre créée par Ysaÿe
La partie de piano demande en tout cas un très grand pianiste. La partie de violon, elle, est encore plus redoutable: Chausson la composa pour le plus grand violoniste de son temps, Eugène Ysaÿe, qui, d'ailleurs, créa l'oeuvre. J'avais d'ailleurs déjà entendu Capuçon la jouer (preuve qu'il aime à la défendre), je crois que le pianiste en était alors l'excellent Jérôme Ducros.
Après une introduction mystérieuse (accords de piano, répétés par le violoncelle, puis par les deux violons et alto du quatuor), s'installe au violon une de ces mélodies d'un lyrisme exacerbé dont Chausson était assez spécialiste. La combinaison instrumentale constamment mouvante, ces montées et ces descentes mélodiques (comme si parfois on s'arrêtait sur la crête d'une colline pour mesurer le chemin restant), trouvent un quatuor Hermès galvanisé par la présence de ses partenaires (on remarque surtout, c'est peut-être l'écriture de Chausson qui le veut, l'alto de Yung-Hsin Lou Chang et le violoncelle très beau d'Anthony Kondo).
Un violon qui déchire l'âme
Et Capuçon, surmontant violoncelle et alto cantonnés dans les tons sourds, ne met ni trop de lyrisme ni trop d'effets d'archet. Or c'est exactement ainsi qu'il faut jouer cette oeuvre: "Pas besoin d'en rajouter mais laisser dire la musique, confiera-t-il ensuite. Le lyrisme de cette écriture se suffit à lui-même"
La "Sicilienne" est d'une exquise tendresse avec pas mal de mélancolie. On dirait le balancement d'un barque sur la rivière que le piano d'Angelich éclaire de touches de soleil. Dans le mouvement lent le violon est à vous déchirer l'âme: on ne sait si on le doit à Chausson ou à Capuçon. Les deux probablement. Le piano a des couleurs incertaines, de fantôme, le quatuor reprend le thème en l'assombrissant, avant un deuxième thème furieux et mystique. On se dit qu'on arrêterait bien là.
Mais il y a un final "très animé", enfin joyeux, celui des "Quatuors avec piano" de Fauré, avant que revienne en leitmotiv le thème grave du début (Chausson, de mémoire, était un des wagnériens français) Silence. Tonnerre d'applaudissements.
La curiosité de Capuçon
Applaudissements qui vont à un jeune quatuor si prometteur, à un superbe programme, et peu fréquenté. Enfin à un maître d'oeuvre qui, aidé de son magnifique complice de piano, a montré encore sa curiosité jamais lassée, mettant au service de pièces rares un son, un lyrisme, une exigence musicale, que ceux qui le suivent (donc quasiment le monde tout entier des mélomanes) continuent au fil du temps de voir s'épanouir.
Renaud Capuçon, violon, Nicholas Angelich, piano, Quatuor Hermès: Marguerite Canal (Sonate pour violon et piano). Maurice Ravel (Quatuor à cordes). Ernest Chausson (Concert pour piano, violon et quatuor à cordes) Saint-Denis (dans le cadre du Festival), Maison de la Légion d'Honneur, le 10 juin.
Le festival de Saint-Denis dure jusqu'au 5 juillet.
On entend sur le net un mouvement de la sonate de Marguerite Canal, jouée par Guillaume Chilemme et Nathanaël Gouin.