"Amériques". C'était le sujet du premier programme de l'orchestre philharmonique de Los Angeles, sous la baguette de son chef-star, Gustavo Dudamel. "Amériques", le titre de la pièce de Varèse. Mais aussi la rencontre fulgurante des deux Amériques, celle du Nord et celle du Sud, un orchestre et son chef, et la musique en vainqueur.
Un enseignement démocratisé de la musique
Il entre, il n'est pas très grand, et l'on constate avec mélancolie que des boucles neigeuses ornent désormais le haut de son crâne. Il a l'air un peu perdu, incertain, effet, sans doute, d'une myopie dont on ne sait comment il la compense. Nos confrères de "Diapason", ce mois-ci, consacrent leur "une" à "Sistema", à propos d'un livre de Vincent Agregh (que je n'ai pas lu): "Sistema", l'extraordinaire organisation musicale qui, créée par José Antonio Abreu, a fait d'un pays, le Venezuela, l'emblème d'un enseignement démocratisé de la musique...
"Sistema" qui lança Dudamel
Et "Sistema" aussi qui a créé la légende Dudamel, ce jeune homme incroyablement enthousiaste et fougueux que l'on voit tout jeune en couverture de la revue au milieu de ses pairs musiciens. Pas que lui, donc. Mais lui surtout. "Sistema", un système aujourd'hui menacé, d'abord par l'état du pays lui-même, et que Dudamel continue à défendre quoique, toujours directeur de l' "orchestra Simon Bolivar", il ne soit pas retourné au Venezuela depuis plus d'un an, en désaccord sur les méthodes du président Maduro et vertement tancé, en retour, par celui-ci. (en substance: "Ces artistes qui ne connaissent rien à la politique...")
Le maître de phalanges prestigieuses
On pensait à tout cela en voyant s'approcher cet homme de 37 ans (depuis janvier) au regard embué, au petit sourire un peu triste et puis, comme évidemment il nous a tourné le dos, on n'y a plus pensé. On s'est seulement rendu compte (en lisant le programme) que Dudamel dirigeait déjà Los Angeles depuis neuf ans (2009), que le jeune Vénézuélien à la tête d'une bande de gamins tempétueux, c'était il y a longtemps et qu'il était désormais le maître d'autres phalanges, plus prestigieuses et plus bourgeoises. On s'est concentré, on a écouté les premières notes d'une création française d'un Finlandais, Esa-Pekka Salonen, qui, vertu du mondialisme, était justement le prédécesseur, à la tête de Los Angeles, du gamin de Barquisimeto, état de Lara, Amérique du Sud.
Une musique de constellations
Cela s'appelle "Pollux", c'est agréable à entendre, cela confirme peut-être le vrai désamour international de l'écriture sérielle... Musique des espaces interstellaires avec frémissement des cordes renforcées par le scintillement des triangles et des percussions. On est dans une version plus moderne des "Planètes" de Gustav Holst et, si Salonen fait plutôt allusion au mythe hellénique de Castor et Pollux, on penche, nous, à son écoute, pour une histoire de constellations où lecompositeur, peut-être sans s'en rendre compte, nous propose des réminiscences d' "Ainsi parlait Zarathoustra" -et d'une certaine "Odyssée de l'Espace"!- ou de "La Mer" de Debussy (en version "voie lactée").
Avant un grand enflammement (pardon pour le néologisme, je n'ai pas trouvé mieux) de tout l'orchestre, solennel et puissant, comme si Pollux se prenait pour Jupiter et qu'il marchât triomphalement de planète en planète. Pour s'effacer lentement dans la nuit.
Une pièce qu'on pourrait appeler à l'ancienne "poème symphonique", qui n'a que le défaut de paraître durer un peu plus que son temps réel. Ce n'est pas toujours bon signe..
"Amériques", 142 musiciens dont 13 percussionnistes.
Mais on a été surpris par la qualité de l'orchestre, sa beauté sonore. Et on va l'être encore davantage avec "Amériques" de Varèse.
Edgard (ou Edgar, il s'en fichait) Varèse, ce Français si déçu par l'Europe de la guerre (on le comprend) qu'il s'enfuit en Amérique (en 1915) dont il prendra la nationalité. Et "Amériques" justement, qui est bien sa première oeuvre, le musicien de 35 ans ayant vu ses travaux précédents brûler dans un incendie. On nous dit qu' "Amériques" est un condensé d'Amériques imaginaires organisées autour d'une bien réelle, la cacophonie sonore d'une immense cité comme New-York.
Varèse, qui compose "Amériques" vers 1918, mettra huit ans à l'entendre, grâce à Leopold Stokowski qui n'empêchera pas cependant les hurlements des auditeurs "upper class" de Philadelphie. Il est vrai que beaucoup d' autres orchestres avaient reculé devant les 142 musiciens exigés par le compositeur. 8 cors, 6 trompettes, 6 clarinettes, 10 contrebasses... Et 13 percussionnistes!
Bel orchestre et brillant orchestre
Quand on voit débarquer tout ce monde sur scène (et la formation de Los Angeles est très belle, avec les cordes de chaque côté du chef comme deux grandes ailes d'avion), avec le petit Dudamel au milieu, on est à la fois interrogateur (Varèse fit une seconde version de seulement 125 musiciens!) et excité. C'est l'excitation puis la fascination qui l'emporteront. On a des flûtes d'abord. Puis des harpes. Puis des flûtes et des bassons. Des trompettes, des sifflets, des tambours. Cela frappe, cela tape, les percussions s'empoignent. Les contrebasses lancent une mélodie très urbaine. Il y a des réminiscences du "Sacre du Printemps", j'ai même cru entendre un bout du "Boléro", qui ne viendra que dix ans plus tard! Varèse a un système de composition étonnant, une série de cellules musicales qu'il interrompt de manière sèche, des cellules qui multiplient, par leur inventivité sonore et rythmique, les climats, les atmosphères, mais sans paraître toujours aller vers quelque chose.
Et cependant les musiciens iront... vers l'ovation du public. Car il y a d'abord, au-delà de leur talent, de leur réactivité, leur discipline, ce mélange de fondu collectif et d'individualisme qui fait la richesse d'un orchestre (ce n'est pas si fréquent), avec ce brillant du son typique des orchestres américains et qui s'est un peu perdu.
Une direction à deux faces
Et il y a aussi Dudamel. Passionnant à observer, évidemment. Grâce à une battue que j'avais rarement vue. Un chef a en général la même gestique. Pas Dudamel. La baguette, dans "Pollux", est enveloppante, tout en courbes, la main gauche dessine des volutes, on est dans la rondeur de l'expression. Et brusquement, dans les épisodes les plus violents, les plus sauvages d' "Amériques", la main droite se rigidifie, le geste est impérieux, baguette pointée vers le ciel puis abaissée violemment vers le sol, main gauche nette, verticale: des ronds Dudamel est passé aux lignes, changeant complètement la gestuelle.
Chostakovitch sauvé du goulag
En seconde partie une très belle "Symphonie n° 5" de Chostakovitch, qui n'a, cette fois, rien à voir avec l'Amérique. Symphonie de 1937 qui a peut-être sauvé son auteur du goulag ou pire encore, après la campagne orchestrée par Staline contre lui et la déportation en Sibérie de sa propre soeur. Le triomphe public, lors de la première à Leningrad sous la baguette du jeune Evgueni Mravinsky (un des plus grands chefs de son temps), étonne tout de même car il n'y a aucune joie populaire dans cette oeuvre, mais, c'est vrai, une force, une âpreté monumentale qui fit alors, et heureusement, son effet.
Valse fantôme et triomphe de l'homme soviétique
Le premier thème tendre et triste, lancé par les cordes, est rendu comme une élégie haletante. Dudamel est particulièrement attentif aux variations de dynamique. Le second thème, insondable de mélancolie, est joué le plus nu possible. On croit, dans la valse fantomatique, voir des travailleurs tourner dans des palais tsaristes ornés de sang. Le troisième mouvement, où les instruments (cordes en déploration, flûtes et harpe) sont en mode soliste, manque un peu de mystère, Dudamel cisèle trop le son au détriment du geste, reproche que l'on fait aussi à un Philippe Jordan.
Mais dans la puissance martiale du final on sent bien l'homo sovieticus se réveiller, marchant implacablement, telle une armée humaine avec force pétarades, sur des routes pavées des meilleurs intentions du monde. La fin, avec toutes les cordes, les cuivres et des timbales déchaînées, est magnifique, cette manière qu'a Dudamel de faire monter la tension vers les dernières mesures, déjà remarquée dans "Amériques", laisse le public stupéfait. Cela prouve une connaissance intime des oeuvres, et du point de bascule où doit s'engager un immense crescendo.
En bis le plus beau chant d'amour et de mort
C'est ce crescendo qu'on aura en bis, le crescendo amoureux de la "Mort d'Isolde". Conduite musicale imparable de ce bijou wagnérien qui permet d'entendre l'orchestre dans un répertoire autrement lyrique, où sa beauté sonore fait merveille. Il n'y manquait finalement... qu'une Isolde. Et Dudamel de répondre aux ovations de la salle avec toujours ce petit sourire timide, comme s'il avait toujours du mal à comprendre qu'il joue désormais dans la cour des (très) grands.
Orchestre philharmonique de Los Angeles, direction Gustavo Dudamel: Salonen (Pollux, création française), Varèse (Amériques), Chostakovitch (Symphonie numéro 5). Philharmonie de Paris le 5 mai.