Dudamel et ses musiciens de Los Angeles mettent Bernstein et Beethoven en face-à-face

C) Herbert Neubauer, APA-AFP

Dimanche le second concert du Philharmonique de Los Angeles justifiait enfin le titre du week-end musical organisé par la Philharmonie de Paris: "Leonard Bernstein". Du Bernstein donc, mis en vis-à-vis d'un monument du répertoire symphonique, la "9e symphonie" de Beethoven. Et toujours le charisme de Dudamel et le remarquable talent des Angelenos, malgré un peu de fatigue.

Des psaumes en hébreu pour l'Angleterre

Chichester est bien en Angleterre. Et les "Chichester Psalms", au nombre de trois, que Leonard Bernstein composa en 1965, lui ont bien été commandés par le doyen de la cathédrale de la petite cité du Sussex. Voilà pourquoi on y sent des réminiscences de la littérature chorale anglaise, à ceci près que Bernstein avait explicitement demandé que les textes soient en hébreu. Fusion particulière de deux religions monothéistes, mais si ces psaumes furent écrits pour être chantés dans un édifice chrétien, l'ont-ils été dans une synagogue? Le programme ne le dit pas.

Des accents demandés de "West Side Story"

Ils furent créés en tout cas, ces psaumes pour lesquels le doyen commanditaire, Walter Husser, avait laissé pleine liberté à Bernstein, y compris (c'était même recommandé) "de mettre un soupçon de "West Side Story" dans la musique", en un lieu très laïque, le Philharmonic Hall de New-York, où officiait le Philharmonique de New-York que Bernstein dirigea longtemps.

Un dimanche à la Philharmonie de Paris C) Bertrand Renard, Culturebox

"West Side Story" peut-être, mais, dans le premier psaume, des scansions qui font penser un peu aussi aux "Carmina Burana" de Carl Orff. Il y a un gros appareil de cordes, huit percussionnistes, trois trompettes, trois trombones; et deux harpes un peu seules au milieu de cet effectif.

La voix pure d'un jeune contre-ténor

Il y a surtout un superbe choeur. Comme il eût été un peu onéreux de faire venir tant de chanteurs depuis Los Angeles, ce sont ceux du London Symphony Chorus (lié donc, depuis sa création en 1966, au meilleur orchestre britannique) qui fournissent une prestation engagée et superbe, les femmes plus en voix d'ailleurs que les hommes. Le premier psaume est plein d'énergie et de triomphe ("Je réveille l'aube / Servez le Seigneur dans la joie")

Le deuxième psaume est très différent. Ecrit à l'origine pour une voix d'enfant (garçon soprano), il est servi ici par un  jeune et talentueux contre-ténor, John Holiday, à la voix d'une grande pureté, d'une ligne de chant limpide et d'une profonde douceur, au début sur un accompagnement de harpe ("Le Seigneur est mon berger, il restaure mon âme), réminiscence de David. Puis les femmes répondent, les hommes entrent en scène avec les percussions sur des rythmes plus syncopés, avant un passage en chuchotements. Atmosphère très différente du premier psaume, où l'on sentait parfois qu'on était à l'époque glorieuse de la musique sérielle. Là, c'est une mélodie simple qu'Holiday chante d'une voix de cantor, exactement ce que Bernstein décrit comme "la pièce tonale en si bémol la plus accessible que j'ai jamais écrite". Et le public fera un triomphe au contre-ténor, qui en aura l'air tout surpris, car, après tout, il n'a été là que pour un tiers de l'oeuvre.

Dudamel soulevant ses troupes...

Le troisième psaume est encore différent: grande mélodie grave déroulée par des cordes implacables avant une intervention des choeurs ("Espère, Israël, dans le Seigneur, dès maintenant et pour toujours") dans la vraie tradition des cathédrales anglaises.

Et Dudamel soulevant ses troupes, choeurs parfaits, orchestre d'une qualité égale à la veille.

Leonard Bernstein au fameux concert du 25 décembre 1989 C) Zentralbild ADN-DPA

L'époque américaine des "Big Five"

A l'époque de Bernstein, dans les années 60, l'orchestre philharmonique de New-York était un des meilleurs des Etats-Unis. On parlait alors des "Big Five" (Orchestres de Boston, New-York, Philadelphie, Cleveland, Chicago), tous situés à l'est du pays, quintette de prestige, et cela tenait pour certains à des chefs qui, pendant trente ans, avait façonné un son, un ensemble (George Szell à Cleveland, Eugene Ormandy à Philadelphie) Ils ont depuis un peu disparu des radars, à peine remplacés par d'autres, et c'est fonction de la qualité de leurs chefs (Baltimore) Voici donc que s'impose parmi les tout meilleurs (il avait déjà une certaine réputation) ce lointain Los Angeles Philharmonic, qui aura cent ans l'année prochaine, et qui vaut largement plus que le nom des lieux où il joue pourrait le laisser croire: le Hollywood Bowl d'abord, et sa forme de conque marine, puis depuis 2005 le Walt Disney Concert Hall érigé par Frank Gehry. Comme si l'orchestre de Dudamel était à jamais lié à l'industrie du divertissement.

Une "Neuvième" oecuménique pour la réunification de Berlin

La "Neuvième symphonie" de Beethoven, Bernstein l'a évidemment dirigée: sont encore disponibles deux intégrales des symphonies du compositeur allemand, l'une avec New-York, l'autre avec le Philharmonique de Vienne. Mais Dudamel a-t-il pensé, en programmant ce monument orchestral, à l'étrange et magnifique événement qui vit Bernstein diriger la "Neuvième" comme symbole de paix, c'était le 25 décembre 1989, au Schauspielhaus de ce qui était encore Berlin-Est, pour l'ouverture de la porte de Brandebourg qui réunissait enfin, près de deux mois après la chute du mur, les deux parties de l'ancienne et future capitale allemande?

La symbolique était d'autant plus forte qu'autour de l'orchestre de la Radio Bavaroise (Allemagne de l'Ouest) étaient réunis des membres de la Staatskapelle de Dresde (Allemagne de l'Est) et d'orchestres des puissances occupantes, le Kirov de Leningrad pour l'U.R.S.S., le Philharmonique de New-York et l'orchestre de Paris. On en fit un disque où était inclus (ce n'était pas qu'un gadget) un petit morceau du mur...

Et Bernstein à la baguette, lui, le Juif à Berlin, ardent défenseur de la paix, et qui mourrait moins d'un an plus tard...

Les musiciens de Los Angeles et leur chef. Trois solistes dans le fond C) Bertrand Renard, Culturebox

Un peu de fatigue...

Dudamel y pensait-il?  Le petit Vénézuélien de onze ans alors avait sûrement d'autres préoccupations que la liberté possible d'un continent lointain.

Il a toujours, dès le premier mouvement de la "Neuvième" ce talent pour les montées en puissance de l'orchestre qu'il sait si bien accompagner, prévoir. Refusant la brutalité, les contrastes trop marqués entre d'infinis pianissimi et des fortissimi qui écrasent tout. Ce premier mouvement fougueux, emporté, évite d'être brutal, joue des masses sonores qui se répondent. Pourtant parfois les attaques des bois sont couvertes, comme si ce pupitre-là accusait un peu de fatigue. La texture des cordes est transparente mais il y avait plus de fondu la veille. Et l'on se surprend, dans certaines phrases, à regarder le plafond.

Moins de fougue mais le chant!

Mais c'est finalement, et c'est un choix, une "Neuvième symphonie" mesurée que Dudamel met en place, qui regarderait peut-être vers Schubert. Le mouvement dansant est pris sans trop d'intensité, ménageant là aussi une montée en puissance qui culmine dans le thème plus pastoral (les cordes, le hautbois, le cor, superbes, et  Joseph Pereira, le timbalier, fort applaudi) Le mouvement lent laisse chanter la mélodie (les seconds violons sont de la soie), là aussi, comme hier dans Chostakovitch, avec trop d'attention aux détails. La fatigue se fait parfois sentir dans le dernier mouvement du côté des vents, parfois incertains, alors que triomphent les violoncelles et les contrebasses. De même les choeurs mettent deux ou trois phrases à donner dans l' "Hymne à la joie" toute leur plénitude.

Chanteurs, choristes et musiciens à la volée D.R.

"Ô mes amis!"

Mais, il est vrai, demander au peuple du Brexit de chanter l'hymne européen....

La première intervention soliste va à la basse et le vers de Schiller, "O Freunde, nicht diese Töne! (Ô mes amis, pas de ces accents)" est très bien lancé par la voix profonde de Soloman Howard. Le ténor, Michael König, est de qualité. La mezzo, Jennifer Johnson Cano manque de puissance; Julianna DiGiacomo, la soprano, en a mais ses aigus sont criés. Cependant, portés par la fougue de la musique et la ferveur du public, tout ce monde, surmontant deux programmes épuisants, nous distille une fin superbe, digne de la grandeur de l'oeuvre, de sa symbolique, et de Bernstein aussi, éventuellement.

Concert de l'orchestre philharmonique de Los Angeles et du London Symphony Chorus, direction Gustavo Dudamel: Bernstein (Chichester Psalms, soliste John Holiday). Beethoven (9e symphonie, solistes Julianna DiGiacomo, Jennifer Johnson Cano, Michael König, Soloman Howard). Philharmonie de Paris le dimanche 6 mai.