Une année qui va laisser des traces

Hier s’est achevée une drôle d’année, pour l’école. Marquée par les débats sur les retraites et la crise du covid-19, l’année scolaire 2019-2020 laisse un gout amer chez les profs, et un ministre définitivement coupé des différentes composantes de l’école.

Réforme des retraites : le miroir aux dindons de la farce

Il faut d’abord se souvenir que l’année scolaire a commencé par le suicide de la directrice d’école Christine Renon, fin septembre, geste désespéré accompagné d’une lettre sans équivoque sur les difficultés de son métier et le manque de soutien de l’institution. Un suicide qui a durablement frappé le corps enseignant, parce qu’il dit haut et fort une réalité qu’on ne veut pas voir, ni dans la société ni au ministère. Chaque semaine en France, un prof se suicide, rappelons-le.

C’est dans cette atmosphère lourde que vont s’ouvrir les débats sur la future loi retraite, quelques jours à peine après que le Président Macron, à Rodez, a déclaré : « Si je voulais revaloriser, c’est 10 milliards. On ne peut pas mettre 10 milliards demain, c’est vos impôts, hein ». La phrase va avoir une grande importance, car on découvre bientôt que toutes les projections font des enseignants les grands perdants de la réforme des retraites. Selon les estimations, ils perdraient jusqu’à un tiers de leur pension en fonction de leur ancienneté dans l’EN, entre 300 € et 900 € par mois (jusqu’à 10 000 € par an !), alors même qu’ils sont les profs les moins bien payés des pays développés.

Après avoir tergiversé, et parce que les médias pointent la situation peu enviable des profs dans la future réforme, l’exécutif va alors communiquer à tout-va autour de deux axes, à rebours des déclarations de Macron à Rodez : la réforme est l’occasion de revaloriser les profs, le niveau de pension des profs ne baissera pas.

C’est alors que revient le chiffre de 10 milliards pour revaloriser les profs, 10 milliards qu’on n’avait pas en octobre mais qui sont désormais disponibles. Deux interprétations, deux scénarios se font face : d’un côté l’on estime (ici-même) que ces 10 milliards sont une enveloppe globale à étaler sur plusieurs années ; d’un autre l’on assure (au Figaro surtout) que la somme de 10 milliards supplémentaires sera, à terme, consacrée chaque année à la rémunération des profs. Le ministre défend bien entendu ce scénario, dans lequel il s’agirait de sortir de 70 à 100 milliards d’euros d’ici 2037, puis 8 à 10 milliards chaque année, soit 20% du budget actuel de l’EN…

Evidemment, chez les profs, on n’y croit guère : d’une part parce que depuis le début du quinquennat, ils ont vu leur pouvoir d’achat s’effriter au gré des mesures gouvernementales ; d’autre part, un engagement sur 17 ans paraît farfelu à beaucoup.

De fait, le gouvernement et le ministre vont être rattrapés par cette réalité et fin janvier, on ne parle plus de 2037 mais d’un plan quinquennal 2022-2026. Dans le meilleur des cas, si le président élu en 2022 poursuit le plan, ce sont au maximum 10 milliards qui seront budgétés d’ici 2026…

Les profs comprennent bien que la faramineuse revalorisation promise par le ministre en échange d’une retraite dévaluée n’aura pas lieu, il faudra se contenter de peu. Pire, plus les semaines passent, plus il apparait que cette « revalorisation » se fera pour partie au mérite sur des critères encore très flous, et surtout en contrepartie de nouvelles missions.

Le véritable objectif se dévoile peu à peu : profiter de l’alibi d’une revalorisation prétendument énorme pour imposer des changements majeurs dans l’exercice de la profession.

Tout ceci, les enseignants le comprennent parfaitement, et il ressort de cette longue séquence le sentiment qu’ils seront les triples dindons de la farce : grands perdants de la réforme des retraites à venir, ils ne seront pas revalorisés autant que promis, loin de là, mais devront accepter des "contreparties" importantes. Les grèves, très suivies chez les profs, ne sont que le signe extérieur d’un ras-le-bol profond.

Un covid sans fond

La crise du covid va doublement exposer les enseignants : d’abord en les laissant seuls gestionnaires de la continuité pédagogique survendue par le ministre lors du confinement, puis en faisant d’eux les boucs émissaires des errances et dysfonctionnements de l’institution et de la communication ministérielle.

Dès le 13 mars, quand JM Blanquer annonce que « tout est prêt » pour l’enseignement à distance (alors que la veille encore, quelques heures avant l’annonce du PR, il repoussait l’idée même d’une fermeture des écoles…), les profs se retrouvent à devoir gérer la situation sur le terrain totalement seuls : ils assurent « l’école à la maison » sans aucune directive ni outil utilisable mis à disposition par l’institution, juste aidés parfois par leur circonscription. Avec leur matériel propre, diversement formés à l’usage du numérique et armés de leur seule volonté de maintenir le lien pédagogique avec leurs élèves, les profs vont très majoritairement montrer un engagement et une créativité qui sera notée par de nombreux observateurs.

Pendant ce temps le ministre fait le paon sur les plateaux TV, vante le travail de son ministère, attribue la réussite de l’école à la maison au site du Cned que personne n’a utilisé, ne salue que tardivement et du bout des lèvres le travail des enseignants.

Les choses vont se gâter pour les profs avec le déconfinement.

D’abord parce que le ministre n’aura de cesse de communiquer que de manière parcellaire, envoyant au grand public et aux parents d’élèves des signaux en contradiction avec la réalité. Le 11 mai, puis le 2 juin, enfin le 22 juin, lors des trois étapes du déconfinement qui rythment la réouverture des classes et le retour progressif des élèves, le mirage d’un ouverture version XXL, d’un retour à la normale, sera plus ou moins présenté aux parents : ceux-ci ne comprennent pas, une fois sur le terrain, pourquoi l’école ne peut pas toujours accepter leur enfant, et font de l’école et des enseignants, suspectés de mauvaise foi et de mauvaise volonté, les uniques responsables d’une situation essentiellement due au protocole sanitaire sorti du ministère et aux non-dits de sa communication.

Le point d’orgue de ce feuilleton ubuesque a lieu lorsque le 14 juin, le PR annonce que tous les élèves seront accueillis de manière obligatoire, avant que le ministre n’ajoute le lendemain qu’il y aura tout de même une distance d’un mètre latéral à respecter : l’injonction contradictoire ne tient pas, même pour les médias qui en pointent rapidement l’absurdité, au point que le ministère sera obligé de faire marche arrière et d’inscrire dans le protocole même qu’il ne soit pas respecté…

Le sentiment de servir de fusible, placés entre le marteau et l’enclume, est exacerbé chez les enseignants qui doivent faire face aux frustrations légitimes des parents tout en modifiant à plusieurs reprises l’organisation complète de l’accueil des élèves dans l’école et en s’adaptant à chaque fois du point de vue pédagogique.

Cerise sur le gâteau, les enseignants subissent un prof bashing d’une violence inouïe, portée par de nombreux médias sur la base de propos ministériels off, et de déclarations réitérées de JM Blanquer pointant à plusieurs reprises les profs qui n’ont pas apporté satisfaction durant le confinement. « Si les employés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l’éducation nationale les français n’auraient rien eu à manger », « les professeurs ont déserté », « les profs décrocheurs », « tire-au-flanc », certains médias se déchainent, heureusement d’autres prennent la défense des profs et font du fact checking (et les parents sont très majoritairement satisfaits du travail des profs pendant le confinement).

Les profs sortent de la séquence abasourdis, écœurés. La deuxième partie de l’année scolaire a été à l’image de la première, l’image véhiculée par certains médias et le manque de reconnaissance, alors qu’ils sont sur le pont depuis plusieurs mois, achèvent de susciter l’incompréhension, la colère voire le découragement des enseignants. Les directeurs d’école et d’établissement, notamment, sont au bord de la rupture.

Un ministre coupé de l’école, mais pas seulement

Le ministre n’est pas populaire chez les profs, on l’aura compris. Le dernier sondage en date, le baromètre de l’Unsa, indique que seuls 6% des profs adhèrent à la politique de JM Blanquer (20% en 2017). Mais la côte du ministre s’effondre aussi chez les personnels de direction : moins d’1 sur 4 (24%) soutient la politique du ministre, c’est 10 points de moins qu’il y a un an (34%).

Le syndicat majoritaire des personnels de direction (SNPDEN) a récemment écrit au ministre afin de lui faire savoir « que la profession est dans un état de fatigue, de démotivation, d’exaspération voire de colère rarement atteint », et qu’on constate « un sentiment majoritaire de défiance vis-à-vis de notre institution, responsable (…) d’accroitre par des modes de gouvernance injonctifs ou coercitifs, la difficulté d’exercice au quotidien de notre métier, là où il devrait plutôt se mettre en place confiance, accompagnement et soutien ».

Même les chefs d’établissement du privé (SNCEEL), d’autant réservés habituellement qu’ils ont l’oreille du ministre, lui ont reproché de ne pas « manifester beaucoup de respect pour notre mission de chef d’établissement » et lui ont redit que « si l’Ecole a survécu à cette crise, c’est par la somme des actions remarquables déployés par les acteurs de terrain », insistant sur le fait que « ces propos un peu vifs (…) ne traduisent pas encore le degré d’exaspération » sur le terrain.

Mais il n’y a pas que le terrain. Ça gronde aussi dans les couloirs du ministère de l’Education nationale. Le 12 mai, le Café pédagogique publiait une tribune d’un « haut fonctionnaire du ministère », qui écrivait : « Le roi est nu ; le ministre Jean-Michel Blanquer accumule bévues et boulettes et il n’est pas un jour où les faits, quand ce n’est pas le premier ministre ou le Président de la République, ne le démentent pas. A cette occasion,

Le ministre fait donc la preuve de ses limites, de sa suffisance et son incapacité à gérer en temps de crise (…). Et quand il n’est pas contredit, le ministre ment, sciemment, consciencieusement, honteusement (…). Contrairement à ce qu’il affirme, rien n’avait été prévu ni préparé ».

Deux jours plus tard, le Café pédagogique publie une nouvelle tribune dont on s’étonne encore qu’elle n’ait pas fait davantage de bruit : ce sont une quinzaine de hauts cadres de l’EN, Dasen, Inspecteurs généraux, cadres du ministère, qui signent un texte terrible pour le ministre : ils y dénoncent la « gestion chaotique du Covid-19 », « les propos du ministres contradictoires, évasifs », « l’authentique climat de défiance » instauré par le ministre, « le management autoritaire, fondé sur la suspicion, la menace, le verrouillage de toute expression qui ne serait pas "dans la ligne" », « l’aveuglement scientiste » du ministre, son « projet réactionnaire »…

JM Blanquer n’a plus grand monde derrière lui au sein de l'EN, et son impopularité augmente en dehors : il n’a que 32% d’opinions favorables chez les 35-49 ans et 30% chez les 25-34 ans (36% pour l'ensemble, sondage Ifop Fiducial). Un autre sondage pour France Info et le Figaro indique que 58% des français ont une mauvaise opinion de lui, et 65% des parents d’élèves, les satisfaits sont deux fois moins nombreux qu’il y a deux ans.

Plus on approche de l’école, plus le ministre est impopulaire (c'est chez les retraités qu'il est le plus populaire).

Enfin, il y a le Sénat, une chambre habituellement acquise au ministre et qui a publié en avril un rapport sévère sur la gestion de la crise par JM Blanquer : « Une impression d’impréparation et d’improvisation », « scenarii ne reposant pas sur un avis scientifique », « absence de réelle concertation », etc.

Malgré cela, JM Blanquer parait bien placé pour garder son portefeuille sous Jean Castex. Peu importe sa déconnexion d'avec l’école, son impopularité chez ses acteurs et les parents, il a deux atouts majeurs : Brigitte Macron l’adore, et personne ne veut de ce ministère.

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