Dernier couac avant fermeture

Bêtement, ma première réaction a été de me dire, en entendant le président Macron, dimanche 14 au soir : « Ah, enfin, ça y est, on va retrouver l’école d’avant le Covid, je vais revoir tous mes élèves, c’est la fin de cette école éreintante et si étrange ». Soupir de soulagement s’ensuivit, mais aussitôt doute poignit.

Le président avait dit « À partir du 22 juin, les écoles et les collèges accueilleront tous les élèves de manière obligatoire et selon les règles de présence normale », certes, mais je n’allais quand même pas me faire avoir comme un téléspectateur de BFMTV ! Je suis bien placé pour savoir que depuis le début de cette crise sanitaire, les annonces de l’exécutif concernant l’école sont soit à double fond soit à double détente, mais jamais ô grand jamais à prendre pour argent comptant, tant elles comportent de vices cachés.

C’est qu’il manquait une information primordiale : le protocole sanitaire, celui-là même qui nous empêche de travailler avec tous nos élèves depuis le 11 mai, puis depuis le 2 juin, et qui nous vaut des volées de bois vert de la part des ignorants qui pensent qu’on ne veut pas de nos élèves, ce protocole sanitaire dont il existe déjà je ne sais combien de versions, allait-il être amendé afin de permettre à tous nos élèves de revenir en classe ? Jusqu’ici, la règle des 4 m² par élève bloquait la jauge à une douzaine d’élèves par classe environ. Il fallait qu’elle saute.

Lundi 15 juin, 8 h15 : le coup du mètre latéral

Ce n’est que le lendemain matin que j’eus des nouvelles de mon ministre, oh pas dans ma boite mail académique, ni sur le site du ministère, mais comme d’habitude dans les médias. Sur Europe 1, JM Blanquer confirmait les propos du PR, en ajoutant la phrase qui tue : « Oui, le protocole va être allégé (…). Désormais, il y a toujours une distanciation physique mais beaucoup moins contraignante avec un mètre latéral entre les élèves. Cette nouvelle donne fait qu’on va pouvoir accueillir tous les élèves ». Aucune relance de la journaliste.

Il était 8 h 20, j’étais dans ma classe depuis presque une heure, j’avais déjà envoyé le mail avec le travail à distance pour mes élèves restés à la maison, et m’apprêtais à descendre dans la cour accueillir mes 12 élèves du groupe du lundi / mardi. Non seulement, j’ai dégrisé direct, l’espoir de revoir mes élèves en groupe entier s’est envolé, mais j’ai aussi vu, en un flash aveuglant de clarté, le monceau d’emmerdes qui nous attendaient pour les heures et jours à venir.

Ce que je venais d’entendre, comme tous mes collègues enseignants : « Retour de tous les élèves à l’école, mais pas le droit de les mettre à un moins d’un mètre latéral l’un de l’autre, donc impossible de les accueillir tous en même temps » (et que ça saute !)

Ce que venaient d’entendre les parents d’élèves et le reste de la France : « Tous les élèves seront accueillis normalement » (parents enfin libérés, profs enfin au boulot !)

Vous reprendrez bien un peu de calumet de la paix ?

Jusqu’ici, les relations avec les parents de mes élèves, et plus largement des parents d’élèves de mon école avec l’équipe enseignante, sont excellentes. Ils ont du mérite, parce que ce qu’ils entendent ou voient dans les médias ne correspond pas tout à fait à ce qu’on leur propose ensuite à l’école ! Malgré tout ils savent qu’on fait le maximum, ils ont vu comme on s’est démenés pendant le confinement pour leurs gosses, mails, coups de fil, corrections, visioconférences, souvent tard le soir, souvent le weekend, y compris pendant les vacances pour certains ; ils ont vu ce qu’on faisait depuis la réouverture de l’école le 11 mai, toute l’organisation mise en place, ils ont vu leur enfant heureux de reprendre, même à mi-temps, ils ont constaté qu’on était au maximum de nos capacités d’accueil, ils ont vu qu’on a continué, malgré tout, à envoyer du travail à nos élèves restés à la maison, en plus de mener la classe à plein-temps, alors que rien ne nous y obligeait. Tout cela leur a permis accessoirement de relativiser tous les propos négatifs entendus ces derniers temps sur l’école en général et les profs en particuliers, au contraire ils ont continué à nous envoyer des messages de remerciements sincères, lesquels nous ont permis, nous, de traverser le shitstorm de la semaine dernière un peu plus zens.

La vraie école de la confiance, elle est là, dans ce lien fort entre les familles et nous, patiemment tissé, constamment choyé.

Sauf que là, les parents d’élèves ne comprennent plus. Dès lundi matin, ils sont nombreux à dire, déposant leur enfant avec le sourire : « Ça y est, Melvin va enfin pouvoir venir toute la semaine ! », « je suis tellement heureuse que l'école normale reprenne ! ».

Marie, la directrice très appréciée et très respectée, leur dit bien que c’est plus compliqué que ça, elle leur parle du mètre latéral, dit que rien n’est très clair, qu’on n’a pas encore le protocole sanitaire, qu’il faut rester prudent. En face d’elle les parents ne saisissent pas, sont un peu hébétés, « mais on a entendu hier que l’école reprenait normalement ! ».

Et Marie n’a pas encore ouvert sa boite mail.

Une règle d’un mètre pour expliquer la règle d’un mètre

En classe, les premiers mots de mes élèves sont pour leurs copains, qu’ils vont revoir : « Lundi prochain, on sera tous réunis en classe, c’est super ! », « j’ai trop hâte de revoir untel ! »…

J’ai pris mon mètre de classe, cette règle de bois peinte de jaune qu’on connait tous. Je l’ai collée à l’épaule de Maria, au premier rang, et j’ai dit : « Voilà, je ne peux mettre personne à côté de Maria s’il touche l’autre extrémité de la règle, ni à droite, ni à gauche ». Comme beaucoup de classes, la mienne est équipée de tables doubles, elles devront donc rester occupées par un seul élève, et tout le monde a alors compris que les retrouvailles n’auraient pas lieu. Le coup du mètre latéral, hyper efficace pour casser l’ambiance.

Lilou, indéfectible optimiste, a soudain dit : « Ah mais on n’est plus obligé de laisser une table vide devant et derrière si c’est juste latéral ! On peut mettre des élèves à chaque rangée, maintenant ! ». Aussitôt, ils se sont mis à faire les mêmes calculs que moi quelques minutes plus tôt, et sont tombés sur le même résultat : « On rentre à 21 ! ».

A quoi Sergio, indéfectible pragmatique, a répondu : « Bah ouais mais on est 28 dans la classe, comment on fait ? ».

Lilou : « Y a ceux qui sont pas revenus ! Ils reviendront pas tous, regarde déjà Malia elle est chez sa grand-mère, tu crois qu’elle va revenir peut-être ? ».

Sergio : « Et si on est 22 ? L’école c’est obligatoire, je te rappelle ».

Wilfrid, à qui revient souvent le dernier mot : « Ben si on est 22, on est obligés de rester en demi-groupes ».

Consternation générale.

Festival de la quadrature du cercle

En attendant le nouveau protocole sanitaire, on découvre que pas mal de médias ont compris qu’il y avait un problème purement mathématique, physique, spatial dans l’affaire, et que ce problème ne serait pas sans conséquence. Tant mieux : plus les contradictions seront mises en évidence, plus les parents seront informés que la reprise du 22 ne saurait être celle annoncée et attendue, plus on a une chance que ça bouge, au ministère. On a dû se débrouiller tout seul depuis le 11 mai, sur le terrain, pour expliquer aux parents les contraintes du protocole sanitaire, les empêchements, pour absorber et gérer les frustrations (légitimes), si les médias peuvent faire un partie du (leur) boulot cette fois-ci, c’est pas plus mal.

Sur les réseaux sociaux, beaucoup de collègues se sont lancés dans des calculs semblables aux miens, pour aboutir à la même conclusion : impossible d’accueillir tous les élèves en même temps. Et là, on découvre avec stupéfaction que certaines antennes hiérarchiques se montrent créatives jusqu’à l’absurde quand il s’agit de faire entrer tous les élèves dans une classe, vaille que vaille.

Voilà. Parents, sachez que la solution trouvée par certains de nos supérieurs hiérarchiques pour faire entrer tous les élèves en gardant une distance d’un mètre latéral entre eux est de virer les tables des classes, très pratique pour travailler on en conviendra, ça donne une idée de l’absurdité dans laquelle nous plongent les injonctions paradoxales de l’institution (et le zèle de certains à les mettre en œuvre).

Au diable le protocole ?

Toujours dans l’attente de la publication du protocole, à l'école on multiplie les discussions entre collègues afin d’imaginer des solutions, de dégager les scénarios les plus vraisemblables. Marie nous apprend qu’une école de la circonscription a déjà fait savoir qu’elle reprendrait tous les élèves, lundi 22 juin, envoyant balader le protocole et son mètre latéral ineptes.

On s’est tous regardés. Marre de tout réorganiser, toutes les deux semaines depuis le 11 mai. De revoir les procédures, de refaire les groupes, de changer les modalités d’enseignement, d’adapter la pédagogie à chaque nouvelle situation, de devoir à chaque fois faire le SAV du ministère auprès des parents. Marre, tous. Alors l’idée de s’asseoir sur le protocole, de mettre le mètre à distance, a tout de suite séduit. Revoir nos élèves, le plus possible, ensemble, faire classe pour de bon, sortir de la nasse, pourrait-il finalement être un horizon ? On se sépare ce mardi en se promettant d’y réfléchir, on décidera jeudi.

Si le protocole est publié.

Le lendemain, comme tous les mercredis depuis le 11 mai je fais une visio consacrée aux élèves que leurs parents ont décidé de garder à la maison jusqu'ici. Forcément, ils se demandent tous ce qui va se passer lundi 22. J’essaie d’informer, de rassurer, d’expliquer, avec le peu d’informations que j’ai. Le protocole sanitaire n’est toujours pas disponible, trois jours après l’annonce du président Macron. Du coup, je suis bien embêté lorsque je me mets à préparer le travail de la semaine prochaine, comme tous les mercredis : selon que j’aurai la classe entière, deux demi-groupes, des élèves en distanciel ou pas, la préparation n’est pas du tout la même. Tant pis, j’esquisse les grandes lignes de la semaine et remets au weekend le gros œuvre.

Sur les réseaux sociaux, je découvre que la FCPE a mis en ligne un kit juridique destiné « à faire valoir les droits des parents qui souhaiteraient scolariser leur enfant ». Ambiance. Pourvu que le protocole vire ce satané mètre latéral.

Le protocole fantôme sort de l’ombre

Une bonne partie de la journée de mercredi une version non officielle du protocole tourne sur Twitter. Le mètre latéral y figure. Est-ce le ministère qui l’a fait délibérément fuiter, histoire de prendre le poult ? Il ne doit pas être déçu de l’accueil, glacial. Finalement le protocole officiel (daté du 14 juin, la bonne blague) est publié mercredi soir. Avec une modification de taille, et qui change tout, par rapport à la version qui a tourné toute la journée : le ministère a ajouté « le principe est la distanciation d’au moins un mètre lorsqu’elle est matériellement possible », et accepte quand ce n’est pas possible un « espace organisé de manière à maintenir la plus grande distance possible entre les élèves » (et « la classe à l’air libre est une possibilité encouragée » …).

On a donc la confirmation des propos tenus par le ministre dans la journée sur Public Sénat : « On essaie de faire respecter un mètre, mais dans certaines classes lorsque nous recevrons tous les élèves, parfois, on sera obligé d’avoir un peu moins d’un mètre donc c’est possible d’avoir un peu moins d’un mètre ».

Ok, fin du game. On comprend que le principe est un mètre latéral de distance, mais qu’on n’est pas obligé de le respecter si ce n’est pas possible. L’essentiel était ailleurs : accueillir tous les enfants.

Tout ça pour ça.

C’était quand même pas compliqué de le dire dès le départ, et de demander à n’importe quel enseignant dans quelles conditions c’était faisable, l’affaire était réglée en 5 minutes ! Ils devraient songer à s’entourer de personnes qui connaissent l’école, au ministère, ça ferait gagner du temps à tout le monde. Au lieu de quoi, des petits rigolos rue de Grenelle ont passé des heures à jouer à Tetris pour proposer des configurations de classe plus farfelues les unes que les autres.

Epilogue. Jeudi 18 juin, 22 heures.

Il est 22 heures, je termine de programmer le mail contenant le travail pour les élèves qui ne viennent pas vendredi et que j’envoie à tous chaque jour à 8 h 00. C’est le 47ème mail de ce type. Depuis le 16 mars, nous avons échangé près de 1500 mails, les enfants, leur famille et moi (et quelques centaines de SMS, whatsapp…).

En fin d’après-midi, j’ai envoyé aux parents un mail expliquant l’organisation retenue en Conseil des maitres à compter du lundi 22 : on reprend tous nos élèves, pour la distance de 1 mètre ça va être compliqué dans toutes les classes. Finalement, c’est ce qu’on avait anticipé dès mardi... Près de la moitié des parents m’a déjà répondu, ravie, les remerciements pleuvent, ils sont conscients du bazar engendré, de l’organisation à mettre en place en si peu de temps, et cette reconnaissance réconforte.

Quand même. Je ne peux m’empêcher de me dire que, décidément, la gestion de cette crise par le ministère aura été erratique.

Et dire qu’on ferme dans deux semaines.

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