Tout le monde ou presque le sait maintenant, les profs seront les grands perdants de la réforme des retraites. Le gouvernement n’en peut plus d’essayer de faire croire le contraire et d’affirmer qu’il va « sanctuariser » leur retraite, que le niveau de « leur pension ne baissera pas », que les pensions seront « les mêmes que celles des fonctionnaires de catégorie A »...
Il a été question, durant quelques temps, d’une enveloppe de 400 millions pour des augmentations en 2021, mais devant les ricanements des profs (cela revient à 37€ bruts par enseignant), ce chiffre a disparu des éléments de langage ministériels. Depuis quelques jours, l’exécutif communique sur un nouveau chiffre qui se veut impressionnant : ce ne sont pas moins de 10 milliards qui seront consacrés aux augmentations des salaires des profs. Waouh. Tout le monde est en effet impressionné, parce que 10 milliards, ça commence à chiffrer.
Mais là, on a comme un doute, parce qu’on se souvient très bien que le président lui-même avait dit de manière très claire à Rodez « si je voulais revaloriser, c’est 10 milliards, on ne peut pas mettre 10 milliards demain, c’est vos impôts, hein ». Alors, il les a, maintenant ? Pas tout à fait, car les 10 milliards promis sont à étaler jusqu’à 2037. Pourquoi 2037 ? Parce que c’est à cette date que partira à la retraite la génération 1975, première à entrer réellement dans le système universel mis en place par la réforme des retraites.
10 milliards maintenant ou répartis sur 17 ans, qu’est-ce que ça change, me direz-vous ? Visiblement pas grand-chose pour certaines personnes qui affirment mordicus que cela correspond à 900 € mensuels, à terme, par prof.
Ce chiffre de 900 € par prof correspond à la division de 10 milliards par le nombre d’enseignants, divisé par 12 pour avoir le montant mensuel. C'est ce que relaient de grands médias qui feignent de croire qu’il s’agit de 10 milliards par an (et la marmotte, elle met le chocolat dans la papier alu), à budgéter donc tous les ans au final à partir de 2037.
Ce n’est pas tout à fait comme cela que les choses se passent, s’agissant d’augmentation. Si les profs sont augmentés de 37 € bruts par mois en 2021, il faudra bien 400 millions. Mais il faudra aussi compter 400 millions en 2022, sans quoi il ne s’agit plus d’une augmentation, de même en 2023, bref, il faut inscrire désormais ces 400 millions chaque année au budget, pour pérenniser l’augmentation. Puisque cette simple augmentation de 37 € bruts par mois coutera en réalité 400 millions par an chaque année, cela reviendra, en 2037, à 400 millions x 17 années, soit 6,8 milliards d’euros.
On comprend soudainement qu’on ne va pas aller loin avec les fameux 10 milliards promis sur cette période… Dans ce scénario d’une augmentation de 400 millions en 2021, il ne reste déjà plus que 3,2 milliards à utiliser jusqu’à 2037, soyons fous et utilisons-les pour une deuxième augmentation, disons de 37 € bruts à nouveau par prof (supposons qu’ils seront toujours le même nombre), soit 400 millions, que vous ne placez pas trop près de la première, sinon vous faites exploser votre enveloppe de 10 milliards trop vite. Allez, mettons-là en 2030, cela permet de rajouter à partir de cette date 400 millions de plus par an au budget, soit 3,2 milliards jusqu’à 2037.
On résume. Avec cette fortune de 10 milliards et selon ce scénario, le gouvernement augmenterait les profs de 37 € bruts mensuels en moyenne en 2021, puis plus rien jusqu’en 2030, et là, à nouveau 37 € bruts mensuels, et plus rien jusqu’en 2037. Voici un petit tableau récapitulatif de notre scénario "fiction".
Bien sûr, ce n’est qu’un scénario, on parle aussi de 500 millions qui seraient débloqués en 2021, mais seule une partie des profs touchera ces sous, sous forme de prime, nous dit le ministre Blanquer : la moitié la plus jeune des profs, ceux qui seront le plus impactés par la réforme des retraites.
Nous voici devant un deuxième scénario, où seule une moitié des profs bénéficie de l’augmentation, 500 millions en 2021, puis par exemple une deuxième fois 500 millions en 2035 pour finir à 10 milliards au total en 2037 :
Dans ce scénario, la moitié la plus jeune des profs gagnerait donc à terme moins de 200 € bruts en plus par mois, et l’autre moitié des profs rien du tout. On est loin, très loin, des « plusieurs centaines d’euros » vantées par le ministre Blanquer, encore plus loin des fameux 900 € par prof affirmés par le Figaro, qui ose titrer « Les profs seront les grands gagnants de la réforme des retraites ».
Tout ceci ne tient pas compte de l’inflation. Selon le secrétaire général adjoint du SNES-FSU, Xavier Marand, « si l'inflation se maintient à son niveau actuel, soit 1,3% par an, il faudrait une enveloppe budgétaire de 14 milliards d'euros sur 10 ans, uniquement pour maintenir le pouvoir d'achat des enseignants ».
Ainsi donc, non seulement les profs ne seront pas réellement augmentés, mais leur pouvoir d’achat continuera à baisser, malgré cette fortune colossale promise par le gouvernement. Dans la déclaration « 10 milliards d’ici 2037 », on a tous entendu "10 milliards", mais c’est "d’ici 2037" qu’il fallait retenir. Splendide coup de com’ du gouvernement.
Le problème pour le gouvernement actuel, c’est qu’il hérite d’un passif très lourd en termes de salaire des enseignants. Entre 1981 et 2004, le pouvoir d’achat des profs, nous disent des économistes, a baissé de 20%. Sur France culture, l’un d’eux a ajouté « on peut dire sans doute aujourd’hui que les enseignants ont perdu un tiers de leur pouvoir d’achat par rapport 1981 » (il a ajouté que pour retrouver le pouvoir d’achat de 1981, il faudrait donc augmenter les profs de 50%...). Depuis, tous les gouvernements ont plus ou moins laissé les profs s’appauvrir. On est aujourd’hui dans une situation devenue inextricable. Au 1er janvier 2020, une personne au SMIC touchera 1200 € nets par mois (à quoi il faut ajouter la prime d’activité qui peut aller jusqu'à 160 €). Un prof débutant touche 1432,67 € par mois.
Là où ce gouvernement se distingue des autres, c’est qu’il fait croire qu’il fait tout pour augmenter les profs. On se souvient qu’en septembre, le ministre avait promis 300 € par prof, le grand public avait compris 300 € mensuels alors qu’il s’agissait de 300 € bruts annuels (soit une vingtaine d’euros nets par mois !). Sachez, bonnes gens, qu’on n’a pas encore vu le bout de la queue d’un seul de ces euros annoncés sur tous les plateaux. Cela se fera en 2020, et cela aurait du être plus tôt : il s’agit en fait de l’argent programmé par le précédent gouvernement et dont l’actuel a retardé le versement d’un an en le bloquant dès son arrivée au pouvoir !
Mais ce n’est pas tout. Le gouvernement a dit que le versement de cette manne de 10 milliards serait lié à « une redéfinition du métier », qui se fera on se doute bien dans le sens de davantage de missions encore demandées aux profs.
Le gouvernement joue un jeu dangereux. La poudrière n’est pas de son seul fait. L’allumette qui s’embrase, en revanche, est bien dans sa main.
Edit du 3 janvier 2020 : sur le scénario du choc budgétaire, selon lequel ce ne serait pas 10 milliards à étaler sur 17 ans, mais 10 milliards par an en bout de course, lire ce billet dans lequel on développe le scénario et ses implications.
Nota : on recommande chaudement la lecture de ce papier « Revalorisation(s) ou entourloupe ? », et écouter la très intéressante émission de France culture « Entendez-vous l’éco », consacrée aux retraites des enseignants.
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