ACT et collapsologie : psychologie de l'effondrement

Nick Yap

Voici un texte écrit par Simon Dejardin1, brillant confrère certifié en analyse du comportement. Il nous démontre ici comment votre flexibilité psychologique pourrait bien devenir une réponse pertinente au déclin annoncé de la civilisation …

L'ACT

L'ACT (Acceptance and Commitment Training ou Entraînement à l'Acceptation et à l'Engagement) est un type de thérapie comportementale faisant partie de la "troisième vague" des thérapies cognitivo-comportementales (parmi, entre autres, les thérapies cognitives basées sur la pleine conscience (MBCT), la thérapie comportementale didactique (DBT)). Le principe de base de l'ACT est relativement simple à comprendre mais pas nécessairement simple à appliquer, d'où la nomination "training" (entraînement) : toutes les souffrances psychologiques humaines proviennent de la même pièce à deux faces : notre accès au langage symbolique. D'un point de vue évolutionniste, cet accès au langage chez l'humain est ce qui a permis notre croissance en tant qu'espèce, et ce qui nous permet en tant qu'individu de planifier nos actions, de parler du futur et du passé, de ressentir des émotions en face d'oeuvre d'art, d'aimer, de compatir, de créer de la science, etc. Bref, d'être "humain". Mais cette bénédiction peut devenir une malédiction lorsque le langage se retourne contre nous-mêmes et que nous pouvons éprouver de la peur, de l'anxiété, de la colère, et autres émotions catégorisées comme négatives, en face d'évènements symboliques: les mots et les pensées. Nous pouvons alors avoir peur de quelque chose qui ne s'est pas encore passé, ou éprouver du remords ou de la honte pour un évènement qui s'est produit il y a des années... En résumé, nous pouvons éprouver des émotions dites négatives en face d'évènements qui n'existent que dans le langage, la plupart du temps sous forme de pensées, obsessions ou autres ruminations, qui peuvent n'exister que dans notre tête. Et que fait un animal lorsqu'il est en présence de quelque chose de menaçant? Il veut supprimer cette chose. pour cela, il dispose de trois stratégies : fuir cet chose (courir devant un prédateur, se mettre en arrêt maladie pour ne plus aller à son travail),combattre cette chose (tuer le prédateur avec sa lance, devenir agressif avec son patron ou avec ses clients), ou se geler sur place. Ce sont des mécanismes de survie que l'humain partage avec les autres espèces d'animaux. Mais que faire lorsque l'évolution ne vous a pas préparé à faire face à des menaces présentes dans votre propre tête? Vous ne pouvez pas fuir vos propres pensées, et si vous essayez, elles prendront d'autant plus de place (ne pensez sous aucun prétexte à un éléphant rose....et l'éléphant rose s'impose encore plus à vous). Vous ne pouvez pas les combattre pour les chasser, à moins que vous ne vous engagiez dans d'autres comportements qui finiront par être délétères (addictions), ou des comportements superstitieux (troubles obsessionnels compulsifs). C'est cette impossibilité de fuir ou de combattre qui nous rend malheureux. Et quand bien même vous arriveriez à vous distraire de vos pensées ou à les faire disparaître par différentes activités, sur le long terme, vous seriez amenés à faire ces activités de plus en plus souvent, ce qui peut poser problème (vous resteriez "piégés" d'un cercle vicieux). Selon l'ACT, l'objectif d'une psychothérapie n'est pas de faire disparaître ces pensées désagréables, mais bien de pouvoir faire le choix de se comporter de telle ou telle façon, même en présence d'évènements désagréables. Cette capacité de faire "un choix" est appelé "flexibilité psychologique". La bonne nouvelle, c'est que cela s'entraîne. Six processus sont à l'oeuvre:

  1. La défusion: dissocier les pensées de leur contenu. Les pensées existent toujours mais sont "vidées" de leur fonction anxiogène (un exemple de technique de défusion est de répéter ses propres pensées avec une voix de dessin animés, ou de répéter la même pensée encore et encore, ou alors de chanter ses pensées, etc.).
  2. L'acceptation: accepter la présence des pensées et émotions négatives, en les observant sans jugement
  3. Les valeurs: identifier ce qui important pour soi à long terme. Quel individu voulons-nous être? Exemple: je veux être un bon père, je veux être plus indépendant, etc.
  4. Les actions engagées: quelles actions pouvons-nous engager concrètement pour se rapprocher de nos valeurs?
  5. Le soi-comme-contexte: reconnaître que nous ne sommes que le lieu d'apparition des évènements. "Je" n'existe pas! Nous ne sommes que la somme des interactions, moment par moment, avec notre environnement.
  6. Le moment présent: être plus en contact avec le monde extérieur, sensoriel, qu'avec notre monde intérieur, psychologique.

Le rôle du psychologue-psychothérapeute est donc d'entraîner le "patient" à maîtriser ces différents processus. L'ACT a fait l'objet de plus de 250 études avec essais contrôlés randomisés dans les domaines de l'anxiété, du syndrome de stress post-traumatique, de la douleur chronique, de la dépression…

La collapsologie

La collapsologie (ou effondrologie) est un champ d'étude pluridisciplinaire du déclin de l'humanité (fin de l'Anthropocène). Le postulat de base de la collapsologie est le constat que notre société occidentale/capitaliste est entièrement dépendante des ressources fossiles (en majorité le pétrole), et que le pic d'extraction de ces ressources est atteint, ou va être très bientôt atteint, ce qui va entraîner inexorablement le déclin du système économique mondial basé sur l'industrie du pétrole (car il faut du pétrole pour extraire des ressources, fabriquer des objets, transporter ces objets ou des personnes, et même pour fabriquer des éoliennes ou des panneaux solaires...) (Servigne, 2015). Cet effondrement est d'autant plus rapide que les nappes de pétrole sont de moins en moins accessibles, donc nécessitent de plus en plus de pétrole pour les extraire...Cela nous oblige à considérer la fin de la civilisation telle que nous la connaissons aujourd'hui, c'est-à-dire basée sur la production de biens et leur commerce. Ce qui, pour la grande majorité de l'humanité, est impossible, notamment grâce au récit, parfois naïf ou parfois bien orchestré, en tout cas relayé par tous les médias, de la salvation de l'humanité par une croissance raisonnée. Malheureusement, que l'on le veuille ou non, la décroissance est déjà amorcée, et ne dépend plus des comportements humain, mais d'une limite physique finie: la disponibilité du pétrole. Cette constatation brutale a amené Paul Chefurka à théoriser sur la psychologie de l'humain face à la perspective de l'effondrement, et à comparer cette prise de conscience au déni que l'on peut ressentir pendant un deuil. En effet, si vous tentez d'expliquer à votre entourage que le monde tel qu'ils le connaissent est amener à disparaître dans les prochaines décennies (puisque ce serait l'échéance selon les collapsologues), vous verrez apparaître une réaction de refus, d'évitement, voire de déprime. Mais l'objectif de la collapsologie n'est pas de plonger volontairement tous les humains dans la dépression. Il est juste d'expliquer pourquoi il est important de prendre conscience de notre fin prochaine et inéluctable en tant que civilisation. Lorsque les personnes arrivent à ce niveau de réalisation, il ne leur reste alors que deux solutions: la fuite (mais où?) ou le combat (mais vain).

Une troisième solution ?

Une troisième solution nous est offerte par la science comportementale et évolutionniste. En effet, devant l'absence de possibilité de fuite ou de combat, la "flexibilité psychologique" reste le meilleur moyen de faire face. En orientant nos efforts sur l'apprentissage de la prise de perspective (empathie) et sur le (ré)apprentissage de la coopération, chaque individu, chaque groupe, chaque ville, chaque organisation, sera plus à même d'être résiliante, c'est-à-dire capable d'amortir au mieux les effets d'un effondrement prochain. Dans leur ouvrage, Steve Hayes (chercheur en psychologie comportementale et théoricien de l'ACT) & David Sloan Wilson (anthropologue évolutionniste) nous proposent une approche combinant les deux disciplines pour répondre aux principaux défis présentés par le langage et la pensée humaine (Hayes & Wilson, 2018). La flexibilité psychologique et la coopération (la deuxième supportée par la première) est au centre de leur proposition. Suivant les principes de l'ACT, devant un évènement psychologique aussi désagréable à imaginer que sa propre fin ou celle de ses enfants, un entraînement aux six processus de l'ACT permettrait de vivre mieux au jour le jour: - La défusion: les mots "fin de la civilisation", "effondrement", "déclin", "disparition" ont acquis des fonctions anxiogènes. Ces fonctions pourraient être "désamorcées" par l'utilisation des techniques de défusion. Chantons l'effondrement! - L'acceptation: l'imagination de notre propre fin est tellement aversive que nous voudrions y échapper. Des techniques visant à apprendre à observer ses propres pensées sont disponibles afin de ne plus avoir ni à la fuir ni à les combattre. - Les valeurs: qui voulons-nous devenir en tant qu'individus et en tant qu'espèce? Face à ce qui nous attends, des valeurs telles que l'autonomie ("je veux être plus autonome au niveau alimentaire"), l'entraide ("je veux aider mon prochain le plus souvent possible"), seront probablement des valeurs à privilégier dans les prochaines années. En tout cas, les individus et organisations qui placeront ces valeurs en tête de priorité seront plus à même de survivre. Dans l'une de ses interviews filmées, Pablo Servigne fait l'hypothèse que le contact avec des personnes migrantes ou mourantes serait à même de favoriser l'émergence de valeurs prosociales chez les individus. Il est raisonnable de croire que toute personne déjà engagée dans des professions ou activités associatives tournées vers le handicap, l'insertion sociale, le bien-être animal, etc. seront également plus "armées" psychologiquement face à la transformation sociale qui s'annonce. - Les actions engagées : quelles actions vais-je mettre en oeuvre pour être en accord avec mes valeurs? (je veux créer mon jardin en permaculture, je veux diminuer mon temps de travail, et par conséquent mon salaire, pour participer à plus d'actions associatives, etc.) - Le soi-comme-contexte: s'entraîner à se détacher du "soi" comme étant l'histoire que l'on se raconte sur soi. Il s'agit de s'entraîner à se placer dans une position d'observateur des propres pensées qui nous traversent, et non plus comme sujet de ces pensées: au lieu de de se dire "je suis déprimé", on peut se dire "j'observe que je pense être déprimé". Cette mise à distance de nos propres pensées nous permet de ne plus forcément les croire! On n'est plus alors obligé de se comporter en fonction de ce que l'on pense. - Le moment présent: s'entraîner à vivre chaque instant avec sa famille, ses amis, sans se préoccuper des évènements passés ou futurs. S'entraîner à vivre pleinement chaque expérience sensorielle (par exemple la consistance de la terre, l'odeur des plantes, etc.). L'idée est de se reconnecter à ses sens pour délaisser le monde intérieur.

En conclusion

L'application de ces six processus nous permet d'acquérir une flexibilité psychologique (tout à fait compatible avec la notion de résilience). L'avantage de l'approche de l'ACT dans le contexte de la collapsologie est que si ce type d'entraînement psychologique nous permet d'accepter, sans les fuir ou sans les combattre, les évènements psychologiques les plus indésirables, il ne le fait pas de manière passive, mais active, en nous permettant d'émettre les meilleurs comportements possibles malgré ces différents évènements. L'acquisition de cette flexibilité est corrélée avec une meilleure prise de perspective, donc une plus grande coopération, donc plus de chances de survie. Cette flexibilité psychologique peut s'acquérir à l'échelle individuelle, mais aussi à l'échelle d'organisations, comme une famille, ou même d'une ville.

L'ACT devrait faire partie de la préparation de tout collapsologue averti, d'autant plus que nous ne savons pas à quoi ressemblera l'effondrement, et que la flexibilité face à de nouveaux évènements inconnus sera probablement très valorisée.

Références :

Hayes, S.C., Strosahl, K.D. et Wilson, K. G.(2016). Acceptance and Commitment Therapy : The process and practice of mindful change. New York: Springer Science.

Hayes, S.C. et Wilson, D.  (2018). Evolution and Contextual Behavior Science. Oakland, CA : Context Press.

Servigne, P. (2015). Comment tout peut s'effondrer : Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes. Paris: Éditions du Seuil.

1. Simon Dejardin, psychologue, analyste du comportement certifié BCBA, est spécialisé en Analyse du Comportement Appliquée à l'enfant et à l'adolescent, notamment dans le champ du handicap. Ses autres intérêts portent sur l'analyse du comportement appliquée au langage, aux problématiques sociales, à l'environnement, à la politique et aux systèmes comportementaux. Ses inspirations théoriques sont B.F. Skinner, Steve C. Hayes et le groupe d'étude Behaviorists for Social Responsability.