Soirée d'hommage à Nicholas Angelich fort émouvante, évidemment, réunissant ceux de son âge et de plus jeunes dont il était l'ami, le professeur, le partenaire. Soirée où il aurait dû être présent: il devait jouer ce 9 juin, accompagnant comme il savait le faire le violoniste russe Vadim Repin. Un Repin très grave, recueilli, qui avait tenu à être là avec les autres -et bien sûr ceux qui n'y étaient pas, c'est qu'ils n'avaient pu remettre des engagements gravés dans le marbre. Oui soirée émouvante mais belle aussi musicalement par les oeuvres réunies, inattendues parfois, où chacun faisait passer une sorte d'adieu.
Un jeune homme de 20 ans face à un Messiaen bluffé
Il y eut deux moments vraiment forts dans cet hommage. Le premier au retour d'entr'acte quand on projeta un petit film avec des moments du pianiste disparu, interviews et extraits. Interviews qui montrait un Angelich détendu, cherchant le mot juste, s'exprimant bien sur son art. Extraits qui montrait l'éclectisme du musicien, ce qui ne voulait pas dire la dispersion: un Beethoven puissant, quelques notes de Bach d'une simplicité émouvante et aussi bien le Concerto n° 1 de Brahms que le Concerto n° 3 de Prokofiev (à Toulouse, avec Tugan Sokhiev) Mais la perle était un jeune homme de 20 ans et quelque jouant, avec quelle fougue et quelle assurance, un passage probablement des Vingt Regards sur l'Enfant Jésus, devant le maître Messiaen, partition en main, assez bluffé. Avec commentaire -non pas réserve mais question- d'un Angelich sous le regard pointu d'Yvonne Loriod (madame Messiaen), chignon en ordre, surprise qu'un gamin se permette d'attendre des réponses de son grand homme (une Yvonne Loriod, faut-il le rappeler, qui avait été son professeur) ...
L'émotion de Gautier Capuçon
Le second moment fut l'entrée d'un Gautier Capuçon très ému: un de ceux qui ont le mieux connu Angelich, un de ceux qui ont le plus joué avec lui, se retournant avant de jouer sans lui vers la grande photo qui couvrait le mur de scène du Théâtre des Champs-Elysées comme un dernier salut ou l'espoir secret d'une présence. Et cette Louange à l'éternité de Jésus (de Messiaen encore, un mouvement du Quatuor pour la fin du temps), sublime élégie où, sur les accords répétés du piano (de Frank Braley, autre ami, mais les pianistes jouent plus rarement ensemble), le violoncelle trace une lente montée vers le ciel ou les étoiles, était bien, et jouée comme telle, même si pas strictement religieuse, le morceau du concert le plus empreint de foi et d'espérance.
Sollicité par nous, Gautier nous avait envoyé un texte sur l'ami disparu: Nicholas était un véritable poète du piano, un complice depuis tant d'années... depuis mes 20 ans.
Je ferme les yeux et j'entends le son de son piano, ce son brahmsien d'une sensibilité et profondeur d'un autre monde, des émotions qui touchent au coeur.
Je repense à tous ces moments de bonheur ensemble, de rires, de partage sur scène en musique et dans la vie; Nicholas était si doux.
Le partenaire Vadim Repin, grave et digne
Un émotion profonde, de sorte que Capuçon et Braley étaient presque soulagés de pouvoir la partager ensuite, l'étendre à Vadim Repin dans l'ultime moment du concert, la Vocalise de Rachmaninov, une de ces mélodies où la nostalgie russe, une forme de mystique profane peut-être, vous tire des larmes.
Un Vadim Repin grave et digne qui était là aussi parce qu'il devait jouer avec Angelich en duo violon-piano ce soir-là. C'est lui qui avait ouvert le concert avec Alexandre Kantorow dont on connait la sensibilité russe depuis sa victoire au concours Tchaïkovsky de Moscou. Et justement c'était le Souvenir d'un lieu cher de Tchaïkovsky et l'on ne pouvait s'empêcher d'entendre "Souvenir d'un être cher"
Un Repin grand frère qui poursuivait avec la jeune génération pour un Trio n° 2 de Chostakovitch si souvent donné par les deux Capuçon et Martha Argerich. C'était moins fougueux mais on était ému par la sensibilité de Victor Julien-Laferrière dans les échanges violon-violoncelle si âpres, douloureux, farouches -profondeur du son du violoncelle, couleurs magnifiquement complémentaires des deux instruments à cordes- et par l'autorité du tout jeune Jérémie Moreau (le frère d'Edgar et de Raphaëlle) dans le final à la mélodie juive, percutante et désespérée.
Les liens de chacun avec le disparu
Kantorow revenait pour un Liszt liquide et élégant, le Sonnet 104 de Pétrarque de ces Années de Pélerinage que nous avions entendu Angelich jouer en une soirée (trois heures de musique) dans la touffeur de La Roque-d'Anthéron (voir notre chronique du 19 avril dernier) On ne savait exactement d'ailleurs le lien qu'entretenaient tous ces musiciens avec le disparu. Partenaires souvent, amis bien sûr, liés par d'autres liens -les Moreau sans doute par Edgar, le violoncelliste, complice de Renaud Capuçon et donc forcément d'Angelich. Mais aussi élèves, simplement, et brillants élèves comme Guillaume Bellom et Ismaël Margain qui offraient une version épurée et tout en contrastes (du sourire à l'angoisse), donc si schubertienne, de cette Fantaisie à 4 mains en fa mineur de Schubert.
Chacun au bout de son hommage
Il ne servirait à rien d'émettre des réserves sur cette soirée où aucun morceau n'était donné... en morceau et où chacun allait jusqu'au bout de son hommage. Peut-être le Quatuor n° 1 de Smetana, surnommé (et ce choix n'était pas vain) "De ma vie" aurait-il pu se parer de saveurs plus tchèques de la part des membres du Quatuor Modigliani qui y montraient cependant leur complicité légendaire. De même la 3e sonate pour violon et piano de Brahms, jouée dans l'élégance et le contrôle par Raphaëlle Moreau, aurait-elle mérité, dans les deux derniers mouvements, cette sorte de furia ungarese typique de Brahms et que Guillaume Bellom esquissait, lui, de son piano.
Il fallait du Brahms!
Broutilles! On avait demandé à Gautier Capuçon qui avait choisi les oeuvres et si quelqu'un avait coordonné l'hommage. Mais non: chacun avait parlé avec son coeur et sans doute dans le souvenir des échanges qu'ils avaient eu avec le pianiste disparu. La seule chose que je voulais, c'est qu'il y ait du Brahms. Il y en a eu, cette sonate qu'Angelich joua et enregistra avec Renaud Capuçon, comme les témoignages qu'il nous a laissé des deux concertos ou de pièces majeures pour piano, Ballades opus 10, Rhapsodies opus 79 ou Variations Paganini, Pièces opus 76 comme les quatre ultimes recueils, le testament brahmsien des opus 116 (Fantaisies), 117 (Intermezzi), 118 et 119 (Klavierstücke).
Cette phrase relevée dans le petit film en question plus haut, dite avec ce léger chuintement d'accent américain qu'Angelich conservait encore: On joue pour être qui on est. Peut-être. Et c'est aujourd'hui à nous de répondre. Nicholas Angelich: multiple, disparu, immortel.
Hommage à Nicholas Angelich: Tchaïkovsky (Souvenir d'un lieu cher avec Vadim Repin, violon, et Alexandre Kantorow, piano) Chostakovitch (Trio n° 2 avec Jérémie Moreau, piano, Vadim Repin, violon, Victor Julien-Laferrière, violoncelle) Liszt (Sonnet n° 104 de Pétrarque avec Alexandre Kantorow, piano) Smetana (Quatuor à cordes n° 1 "De ma vie" par le Quatuor Modigliani) Schubert (Fantaisie en fa mineur pour piano à 4 mains par Ismaël Margain et Guillaume Bellom) Brahms (Sonate n° 3 par Raphaëlle Moreau, violon, et Guillaume Bellom, piano) Messiaen (Louange à l'éternité de Jésus par Gautier Capuçon, violoncelle, et Frank Braley, piano), Rachmaninov (Vocalise par Frank Braley, piano, Vadim Repin, violon et Gautier Capuçon, violoncelle) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 9 juin.
Les bénéfices du concert sont reversés à l'association "France Greffe Coeur Poumon"