18 ans à peine, et il en paraît moins: Alexander Malofeev, le nouveau prince du piano russe, était à Paris ces jours-ci, quelques mois après son concert à la fondation Louis-Vuitton et sa prestation si remarquée à la Folle Journée de Nantes. Programme tout en virtuosité où la musicalité n'est pas oubliée, précédé d'une rencontre.
Un Beethoven tout en contrastes
Délibérément le début est retenu, sourd. Le son est beau, clair et rond. C'est l' "Appassionata" beethovénienne. Et soudain l'orage, la puissance. Malofeev jouera ainsi des contrastes, violence et douceur: Beethoven, une force qui va. Bien sûr ce jeu des contrastes est un peu trop systématique, transparence du son dans les moments calmes et fin tempétueuse du premier mouvement. Dans l'andante le jeune homme prend son temps, avec des plages qui font penser à Bach, comme s'il voulait montrer qu'à 18 ans on n'est pas seulement un cheval fougueux et débridé mais capable d'introspection, de réflexion. Evidemment le finale, lancé très rapidement, renouvelle cette volonté de contrastes systématiques mais avec une grande précision de jeu, une indépendance des mains qui ne s'enchevêtrent jamais, gardant une texture claire. Fin rageuse, violente, que Beethoven marque "presto". Malofeev, 18 ans depuis un mois. Ne pas perdre cela de vue, surtout quelques jours après les concurrents du concours Long-Thibaud-Crespin, souvent moins mûrs et au son moins raffiné.
Une virtuosité fougueuse et réfléchie
Beethoven, avant un programme tout russe, en partie celui qu'il avait donné à la fondation Vuitton en février, et qui l'avait fait accuser par certains de n'être que virtuose. On aimerait déjà que beaucoup aient cette virtuosité-là, à la fois fougueuse et réfléchie. Et l'on devine que Malofeev est sensible à ces reproches; mais à ces âges on progresse vite. Beethoven donc, pour bien montrer qu'il n'est pas réduit à la pure technique. Comme il me le dira: "Un corpus monstrueux, incontournable: que serait la musique sans les sonates de Beethoven?" Mais l'intrigant garçon va plus loin puisqu'il relie cette "Appassionata" à la 2e sonate de Rachmaninov en enchaînant les deux ("Elles sont similaires"). Sonate difficile, faite de fragments, hésitante, incertaine, avec un mouvement lent un peu neurasthénique. Sonate que Malofeev défend de son mieux, avec courage, plus construite dans la finale et... plus virtuose aussi. Mais, donc, autre chose chez le garçon. De la musique.
Je vois un lycéen comme tant d'autres...
Il faut aller découvrir sur le Net la prestation du gamin de 11 ans qui jouait avec une assurance et, déjà, une maturité musicale, le Concerto de Grieg. C'est en remplaçant au pied levé Alice Sara Ott qu'il a subjugué le public de Nantes avec ce même concerto en février dernier. Il était passé entre-temps par La Roque-d'Anthéron, on voit des photos de lui à 14 ans avec des joues bien rondes. Mardi l'adolescent a grandi. Il s'assied en face de moi, je vois un lycéen comme tant d'autres qui, avec sa blondeur imberbe, ne fait même pas son âge, un jeune homme intimidé de devoir répondre aux questions d'une grande personne dans un anglais encore hésitant. Non, ses parents (il est né à Moscou) n'étaient pas musiciens, sa soeur aînée, cependant, jouait du piano. "Elle a arrêté depuis" Comment lutter contre ce frère surdoué qui a eu envie de la suivre et l'a si vite dépassée? J'essaie de savoir combien d'heures de piano par jour, ce qu'il fait en-dehors (comme s'il était un malheureux qu'on accroche à son clavier alors qu'il a en tête d'autres idéaux) Il me répond très vite: "Ce n'est pas une punition" Mais, avec une rigueur très russe, je comprends qu'il s'est imposé une stratégie, être dans la construction, le cérébral, quand il travaille une oeuvre, laisser davantage l'instinct parler quand, au concert, il la joue. Et l'instinct, sans doute, l'emportera de plus en plus.
Se nourrir, apprendre des autres, travailler seul
"Il faut que je grandisse encore. En écoutant d'autres pianistes, en me nourrissant d'autres musiques, de films, de livres. Etre ouvert à tout. Semer des petits cailloux". Une largeur d'esprit, une attention à tous les arts, pas si fréquente, y compris chez de plus anciens. Quant à l'attention aux autres, le plaisir de la musique de chambre à laquelle s'adonnent de plus en plus ceux de sa génération: "Plus tard, oui. Pour l'instant j'ai encore à apprendre de nouveaux concertos, de nouvelles pièces. Il sera temps... quand il sera temps. Autonome à 18 ans, jusque dans sa manière de travailler. Le fait-il avec son professeur du conservatoire Tchaïkovsky, Sergueï Dorensky? "Je suis tout seul. J'apprends des autres, des enregistrements. Je travaille moi-même, je bâtis, je fais mes choix. Quand j'estime que je suis prêt, je vais voir mon professeur. Je lui fais entendre" Et le professeur fait ses remarques sur la base d'une oeuvre déjà prête.
La Russie éternelle
La seconde partie du concert est exclusivement russe. D'abord de cette Russie éternelle, mélodieuse et nostalgique, que Tchaïkovsky fait vivre dans sa Dumka. C'est d'un parfum triste puis d'un rythme endiablé (celui de la danse), comme l'écrivait Liszt à la même époque dans ses Rhapsodies hongroises: une fois qu'on a bien pleuré, on s'étourdit de sauts et de pirouettes de peur de retomber dans la tristesse. Ecriture lisztienne, que Malofeev maîtrise avec une facilité déconcertante, comme il le fera de la fantaisie orientale de Balakirev, Islamey, avec ses croisements de mains, sa profusion exotique, que le jeune homme a peut-être déjà joué cependant avec plus de clarté...
Une sonate de guerre
Mais voilà: ne risque-t-il pas de n'être vu que comme un défenseur de la musique russe? Il comprend le piège (d'où le Beethoven) mais la réponse est franche comme l'or: "Saut que la musique russe, l'art russe, c'est moi, c'est mon coeur, c'est mon âme (Russian music, it's me, it's my heart, my soul)" Et cela est dit avec une simplicité, une évidence qui n'a rien du conservatisme étroit d'une revendication patriotique, mais qui peut nous surprendre, nous, Français, qui n'aimons pas trop mettre d'abord en valeur nos propres musiciens.
Et la preuve sera dans la Sonate n°7 de Prokofiev. Sonate de guerre, terriblement violente, brutale, âpre et désespérée (le pendant de la Symphonie n° 10 de Chostakovitch (voir ma chronique du 12 novembre) mais écrite en pleine apocalypse. Sviatoslav Richter, son créateur, quand il la reçut, écrivit: "Elle me mit en transe et je l'appris en quatre jours" Ajoutant: "C'est une oeuvre qui nous plonge brutalement dans l'atmosphère menaçante d'un monde dont l'équilibre vacille. Règnent le chaos et l'inconnu..." Ce qu'un jeune homme de 18 ans parvient à nous transmettre aujourd'hui en plongeant dans les racines de son peuple, dans son histoire si troublée.
Des "bis" à profusion
On aura droit à six bis -oui! Deux Rachmaninov, deux extraits de Casse-Noisette dans la belle transcription de Mikhaïl Pletnev, une Toccata de Prokofiev fougueuse et juvénile (les doigts d'acier de Malofeev!) et (le journaliste qui l'a interviewé, moi-même, se disant, avec une légère parano, que c'est une réponse qui lui est faite par le pianiste) une pièce du dernier Brahms, pour prouver qu'il sait interpréter AUTRE CHOSE.
A la fin de notre entretien, questions brèves et... culturelles: Beethoven ou Mozart? Malgré le monument des sonates de Beethoven, il répond Mozart, "ses opéras. La flûte enchantée...- Dostoïevski ou Tchékhov? - Dostoïevski - Votre opéra russe préféré? - La fiancée du tsar" Un bijou de Rimsky-Korsakov, ce compositeur dont les opéras sont encore à découvrir chez nous. Oui Malofeev, 18 ans, est vraiment russe. Même quand il sort dans les rues de Paris, sac à dos de son âge, silhouette universelle de lycéen. Surdoué.
Récital de piano Alexander Malofeev: Beethoven (Sonate n° 23 "Appassionata") Rachmaninov (Sonate n° 2) Tchaïkovsky (Dumka / Andante de "Casse-Noisette") Balakirev (Islamey) Prokofiev (Sonate n° 7) Salle Gaveau, Paris, le 19 novembre.