Nouvelle rencontre avec le baryton Edwin Crossley-Mercer qui vient de faire paraître un très beau livre-disque du Voyage d'hiver schubertien, chantant à Nantes les 24 mélodies de ce cycle avec une présence confondante.
Un "voyage d'hiver", un voyage musical
A chaque fois c'est un voyage, et surtout quand je chante Le voyage d'hiver, évidemment. Une heure et quart sans discontinuer, c'est entrer dans une forme de transe. Ce n'est pas seulement un lied ou un extrait.
Déterminer cela avec un seul adjectif serait bien trop peu. Et en même temps "Schubert, la quintessence du romantisme" c'est très banal. Mais c'est ça...
Encore un paradoxe schubertien...
Il oblige le chanteur à une rigueur classique tout en faisant preuve parfois d'un expressionnisme débridé. Donc il faut s'en tenir à la rigueur de la langue, de la phrase, du dessin mélodique tout en faisant attention à ne pas se laisser submerger par les émotions, de la nature, des sentiments. C'est donc une rigueur corsetée mais en même temps follement expressionniste. Le paradoxe, l'un des paradoxes de Schubert...
Une oeuvre anti-suicide
Dans Le voyage d'hiver, c'est l'homme au milieu d'une nature hostile mais qui préfère s'y perdre que de se résigner à sa propre mort. C'est l'anti-suicide, en fait, cette oeuvre. Même si on l'appelle Le voyage d'hiver, même s'il y a cette idée d'une fin de vie, ce voyageur est un jeune homme plein de fougue, de vitalité, certes trahi, déçu par l'amour, mais qui préfère affronter les éléments déchaînés, glacés, et qui pourtant le submergent, plutôt que de s'endormir, s'engourdir. Rester droit. Cet homme reste droit. En tout cas l'expression est portée si haut, si fort, qu'il ne faut pas non plus chercher à tout prix l'intimité du chant.
La nécessité de plusieurs voix?
Même si, bien sûr, il faut oublier son instinct de chanteur d'opéra pour qui la voix est mon médium. Il faudrait presque pouvoir avoir plusieurs voix pour exprimer pleinement aussi cette nature, personnage vivant, aussi vivant que l'homme.
Il y a évidemment, quand on regarde les autres lieder, une variété incroyable, qui exige à chaque fois de réaccorder ses sentiments, et aussi le chant. Il y a même des lieder un peu italianisants, d'un attrait purement vocal, où on pourrait se dire, au-delà du texte, ah! c'est plus beau que tout parce que c'est bien chanté.
Beethoven, aux origines
C'est d'ailleurs Beethoven plus que Schubert qui a commencé cette tradition des cycles de lieder avec A la bien-aimée lointaine. Mais évidemment Schubert, par l'énormité du répertoire, l'utilisation de tous les poètes...
Découvrir la poésie par la musique
Cette utilisation de la langue par Schubert, justement, c'est cela qui m'a permis de devenir germanophone. J'avais étudié l'allemand, j'étais resté insensible à ce répertoire de la poésie allemande. Il a fallu, par Schubert d'abord mais par d'autres ensuite, Schumann, Brahms, que j'entende cette langue mise en musique pour que j'en saisisse les beautés et que j'y revienne, au Faust de Goethe par exemple, à Schiller. C'est un processus bizarre, ça a été un peu compliqué mais donc il m'a fallu l'allemand mis en musique pour apprécier l'allemand sans musique!
Les gens qui étaient sur les disques à la maison!
J'ai commencé à chanter Schubert vers 18 ans (j'en ai quasi 40), c'était assez naturel, j'avais des grands-parents alsaciens, mon grand-père écoutait beaucoup de lieder par ces magnifiques interprètes qu'étaient Schwarzkopf, Fischer-Dieskau; et c'était incroyable parce que quand je suis parti faire mes études en Allemagne, je me suis retrouvé avec comme professeurs Fischer-Dieskau, Julia Varady, sa femme, bref, les gens qui étaient sur les disques à la maison, chez ma mère. Comme si, inconsciemment, j'avais cherché à rencontrer les mythes de mon enfance. Il m'a fallu digérer ces rencontres, prendre le temps de les voir autrement pour "intellectualiser" ma pratique du chant.
La tessiture de ses amis
La question de la tessiture n'est pas trop un problème chez Schubert. Le voyage d'hiver est écrit pour baryton aigu, je suis baryton grave. Bon! On peut toujours transposer. En fait c'est souvent écrit pour un registre médium. Il écrivait souvent pour ses copains, les chanteurs qu'il avait sous la main, il ne s'agissait pas de trop compliquer, de chercher des voix d'opéras. Ce qui l'intéressait, c'était de partager la musique, de la faire connaître aussi.
Peu d'éléments, quelques attitudes, un visage pensif, souffrant, ou au contraire le regard noir, la nuque droite: Crossley-Mercer, physique de mannequin, parfois un léger sourire, comme un défi. Pas du tout ce que l'on a tendance à entendre dans "Le voyage d'hiver", chez beaucoup de chanteurs germaniques. "Le voyage d'hiver", un cycle glacé où, dans une nature cernée par la neige, les fontaines sont arrêtées. Où "les bises de l'hiver me sifflent à la face", où "des gouttes gelées tombent de mes joues sur la terre". Les textes sont de Wilhelm Müller, jeune poète qui mourut à 36 ans, un peu plus âgé (à peine) que Schubert.
Cet homme, ce voyageur errant, trahi en amour, allant de village en village, de cimetière en cimetière (pendant que les honnêtes gens dorment sous leurs couettes épaisses), son bâton de marche accrochant dans les congères, devient, par la voix de Crossley-Mercer, voix de bronze aux couleurs intenses, étranges, burinées, voix à la profondeur presque faustienne qu'éclaire comme un trait de soleil glacé, tout à coup, un aigu intense, devient un résistant, qui parcourt son chemin pour échapper à un immobilisme, un engourdissement, qui seraient mortels.
Marcher, avancer, c'est ne pas se résigner, même si l'on est confronté à la condition terrible, sans espoir, d'homme qui n'a pas sa place, ou qui ne l'a plus, sur la terre. Marcher, avancer. Comme ces alpinistes qui savent que l'effort, terrible, dans des conditions extrêmes, à poursuivre, à supporter, peut seul les sauver d'un sommeil sans retour.
Et Crossley-Mercer nous le raconte, ce voyage génialement mis en musique par Schubert dans des tonalités de gris sombre, de suspension du souffle, d'appel vers le ciel, de terreur et d'espérance, sans, un seul instant, faillir dans la vocalité, l'intensité de l'évocation, la puissance contrôlé du timbre. Soutenu par un Yoan Héreau remarquable dont le piano évoque l'âpreté du paysage engourdi autant que la volonté de vivre rageuse du voyageur. Le livre-disque, magnifique, joint, un poème par page, de superbes tableaux de la peintre Claudine Franck, quand l'intensité de l'hiver brouille la nature sous nos yeux.
Le Voyage d'hiver de Schubert. Edwin Crossley-Mercer, baryton, Yoan Héreau, piano. En concert à la Folle Journée de Nantes.
Avec les peintures de Claudine Franck, un Cd-livre paru chez Mirare