C'est le moins connu des grands compositeurs de lieder: Hugo Wolf. Exact contemporain de Mahler, quatre ans de plus que Richard Strauss. Peu prolixe, resté surtout dans l'histoire pour ses cycles de mélodies et le dernier d'entre eux l' "Italienisches Liederbuch" (Livre de lieder italien), auquel s'attaquent aujourd'hui Diana Damrau et Jonas Kaufmann.
Wolf, dans la Vienne de 1900
Schubert, Schumann, Brahms, Mahler, Richard Strauss: la mélodie germanique (le "lied" et, au pluriel, les "lieder") tient dans ces cinq noms. Presque. Un sixième, le moins connu mais pas le moins important: Wolf. Hugo Wolf. Trois Allemands, Schumann, Brahms, Strauss. Trois Autrichiens, Schubert, Mahler, Wolf. Ne pas oublier qu'à leur époque (le XIXe siècle pour faire rapide) l'Autriche était plus importante que l'Allemagne. Et bien plus cosmopolite. Le père d'Hugo Wolf vient d'Allemagne. La mère de Slovénie et, plus anciennement, d'Italie même. Wolf naît à Windischgrätz, aujourd'hui Slovenj Gradec, dans le pays de maman. Mais à 15 ans, Vienne, le conservatoire. La Vienne incontournable pour quelqu'un de l'Empire? Oui, à moins d'être hongrois ou pragois.
Une centaine de lieder
N'allez pas croire pourtant que, dans ce dernier grand recueil, Wolf va à la recherche de ses origines. "Italienisches": pas du tout. Un Wolf déjà réduit aux lieder malgré lui. Des oeuvres symphoniques, un "Penthésilée": pas de succès. Des choeurs, d'autres essais symphoniques: en vain! Un opéra, "Le corregidor": échec. Restent les fameuses mélodies, dont les premières tentatives sont triomphales. Wolf a 27 ans, en cinq ans c'est un déchaînement créatif, sur des poèmes des plus grand auteurs allemands, Eduard Mörike (53 lieder), Joachim von Eichendorff (13 lieder) et le grand Goethe (25 lieder). Les titres sont faciles à retenir, Goethe-Lieder, Mörike-Lieder...
Des chants populaires espagnols et italiens
Et voilà que Wolf couronne ces somptueux bouquets de deux recueils qui n'ont rien de folklorique, le "Spanisches Liederbuch" et celui qui nous concerne: l'Espagne, l'Italie. Ce sont les textes qui comptent: poèmes populaires traduits par un Allemand, Paul Heyse, et qui ne font que de discrètes allusions à leur pays d'origine. La musique de Wolf, plus immédiate, plus fougueuse, que celle de Mahler (le contemporain -Wolf, aîné de quatre mois!) répond aussi à une construction très particulière où deux voix dialoguent, se répondant parfois, ou parlant en parallèle.
Le recueil espagnol date des années 1889-1890; le recueil italien, commencé aussitôt après, sera achevé en 1896. Entre-temps excitation, exaltation, alcoolisme, vie de bâton de chaise. Syphilis. Internement (en 1898, Wolf a 38 ans) dont il ressort, voyageant (en Italie justement), se reposant, ne composant plus. En octobre de la même année, tentative de suicide par noyade. L'internement à Vienne sera définitif, jusqu'à une pneumonie fatale en 1903.
Poèmes pour les femmes et pour les hommes
Le modèle est Schubert, par l'attention aux mots, la volonté que la musique transcende la voix parlée. On ne déclame pas, on est presque dans la "conversation musicale" chère à Richard Strauss; mais sans jamais chercher à la reproduire, sinon à quoi servirait la musique? Wolf préfère le mot "Gedichte" (poèmes) à celui de "Lieder", respectant ainsi ses sources d'inspiration -les poètes.
Mais il y a mieux -et qui nous amène à ce Cd, reflet d'un concert donné par nos deux stars à la Philharmonie d'Essen (ou fut créée, nous rappelle-t-on, par Mahler lui-même, sa "6e Symphonie"): en une heure vingt à peine, 46 lieder, le plus court de moins d'une minute, le plus long d'à peine trois. Un couplet à chaque fois, clairement identifié pour les trois quarts d'entre eux comme dit par une femme ou dit par un homme. Une dizaine "sans sexe", de sorte que Damrau et Kaufmann se les sont partagés.
La sérénade à la jeune fille et ses larmes de sang
En voici deux. Le premier, "Ein Ständchen Euch zu bringen": "Je viens pour vous offrir une petite sérénade, si le maître de maison n'y trouve à redire/ Vous avez une fille bien jolie/ Il serait bon de ne pas l'enfermer à la maison/ Si elle est déjà au lit, je vous en prie, dîtes-lui bien de ma part: son amoureux était ici de passage, qui nuit et jour ne pense qu'à elle / dîtes-lui que sur un jour de vingt-quatre heures / elle me manque pendant vingt-cinq"
Le deuxième: "Mein liebster singt am Haus": "Mon amoureux chante dehors au clair de lune et moi j'écoute, clouée au lit/ Je me détourne de ma mère et pleure des larmes de sang qui coulent sans tarir/ Mes larmes forment une rivière devant mon lit et tombent si pressées qu'elles me cachent le matin/ C'est de nostalgie que j'ai pleuré ainsi et mes larmes de sang m'ont rendu aveugle"
Damrau, l'engagement, quelques dérapages
On voit la variété des climats: se succèdent l'ironie légère, l'élégance, le drame, le mélodrame, l'humour, la mélancolie, le sentiment, le jeu de la séduction... et du refus. Il faut tout cela et passer de l'un à l'autre de ces différents états d'âme... non pas à la suite puisque le partenaire vous remplace mais en quelques instants. A ce jeu c'est Diana Damrau qui est la meilleure.
Car il faut en venir enfin au jugement sur cet album, qui n'est pas aussi remarquable qu'on aurait pu l'espérer mais qui est cependant très intéressant. Les défauts et les qualités se rejoignent: le "live" nous rend la vie même qu'un enregistrement de studio aurait contrainte. On sent que le public est là (on l'entend même, assez discrètement), et l'époque de cette musique, au style si particulier, est très bien rendue par nos deux vedettes. Pour la variété des climats Damrau est impeccable: son "O wär' dein Haus" cristallin et languide, son "Schweig einmal still" très engagé, proche du Sprechgesang. Le défaut de cet engagement (le même "Schweig...", le "Was soll der Zorn") est que le chant dérape parfois, que les aigus, dans les lieder les plus rapides, finissent proches du cri, sans compter des notes détimbrées. C'est finalement dans les mélodies à la tessiture moins périlleuse que Damrau est à son meilleur ("Wir haben beide lange Zeit", "Wenn du, mein liebster" où le rythme paisible lui permet de préparer ses notes hautes) et, de toute façon, et d'un bout à l'autre, il y a une actrice.
Kaufmann: la beauté de la voix mais trop de sérieux
Pour Kaufmann c'est un peu l'inverse: la tessiture, qui est d'un "baryténor", ne lui pose aucun problème, à l'exception, bizarrement, de rares aigus, peut-être parce qu'il n'est pas constamment dans ce registre qui est le sien d'habitude. C'est la caractérisation qui manque: pas assez de légèreté ( le "Geselle", le "Ein Ständchen" dont j'ai donné le texte, d'un sérieux de pape) mais dans l'élégance, la douceur, la demi-teinte ("Nun lass uns Frieden", "Benedeit die sel'ge Mutter..."), Kaufmann demeure un maître (admirable "Sterb'ich", à la limite du silence).
Deutsch, remarquable accompagnateur
Le plus remarquable des trois étant leur accompagnateur, Helmut Deutsch, qui fait un travail remarquable de vie, de vivacité, de poids douloureux quand c'est nécessaire: pour comprendre l'importance du pianiste, compagnon des chanteurs dans ce répertoire, écoutez Deutsch.
Il existe une version plus intemporelle, celle de Fischer-Dieskau et Schwarzkopf, parfaite de voix, presque trop. Celle de Damrau et de Kaufmann a l'avantage, et pas seulement, d'être de son temps; et les occasions d'écouter chez nous Hugo Wolf sont si rares...
"Italienisches Liederbuch" d'Hugo Wolf. Diana Damrau, soprano, Jonas Kaufmann, ténor, Helmut Deutsch, piano. Un album Erato-Warner Classics