Quatre albums consacrés à Robert Schumann sont sortis ces temps-ci. Signés Gautier Capuçon et Sol Gabetta, violoncellistes, Simon Ghraichy, pianiste, Matthias Goerne, chanteur. Quatre albums de haut niveau, avec parfois des raretés: Schumann a bien de la chance.
En préliminaire, un rappel déontologique
Une remarque préliminaire mais importante, et qui touche sans doute à la déontologie de ce métier: je connais assez bien deux des artistes, Gautier Capuçon et Simon Ghraichy. Se pose évidemment la question de mon éventuelle objectivité. Mais à l'inverse devrais-je passer sous silence des albums que je trouve remarquables sous prétexte que je fréquente (parfois) les artistes? Il est toujours facile à tout journaliste, s'il trouve médiocre le travail d'une connaissance, de n'en pas parler.
(Un confrère parmi les plus respectés de la profession, Alain Lompech, n'a pas hésité à avouer dans la revue "Diapason" qu'il avait écrit un texte dans le coffret d'une pianiste, coffret dont il a par ailleurs dit le plus grand bien)
Il s'agit en outre de Schumann. Musicien connu, admiré, mais qui n'a peut-être pas auprès du grand public l'aura de Chopin ou Schubert (pour citer des contemporains) La profondeur du romantisme schumannien, la difficulté qu'il y a parfois à saisir sa nature profonde (on sait combien lui-même s'y est perdu), justifie qu'à chaque album on se dise: "Ah! voilà l'occasion d'approfondir ou d'apprivoiser" (ce qu'on ne dira pas de la millième version des "Valses" de Chopin ou de ses "Nocturnes")
A) Sol Gabetta
Evidemment la mariée est parfois trop belle: Sol Gabetta et Gautier Capuçon nous proposent quasi le même programme -et donc comment choisir car l'un et l'autre, dotés de partenaires prestigieux, sont excellents. Le premier critère serait mercantile: qui a le plus long -programme? Avantage à Capuçon (je ne l'ai pas fait exprès): il joint à l'oeuvre pour violoncelle et piano (Concerto, Adagio et Allegro opus 70, Fantasiestücke opus 73, Cinq pièces dans le style populaire opus 102: c'est ce que joue aussi Gabetta) les "Fantasiestücke" opus 88, un trio avec piano qui n'en a pas le nom.
L'oeuvre de violoncelle date de la même année 1849, le concerto, l'un des plus beaux du répertoire, étant postérieur d'un an. Ce concerto, Schumann ne l'entendra jamais. En 1849 la maladie nerveuse a gagné du terrain: insomnies, hallucinations, moments d'agitation puis d'abattements. Rien n'en ressort dans ses pièces qui sont tendres, élégiaques, lyriques. Mélancoliques aussi, c'est vrai. Peu de sourires mais pas de tragédie. La vibration de la vie, d'une vie de plus en plus difficile, avec des moments de révolte. On n'a jamais ressenti autant (grâce à l'un et l'autre) le côté intime du concerto, cette introspection angoissée mais proche du rêve que Capuçon rend avec une admirable poésie. Gabetta y met plus d'ardeur, plus d'engagement, mais avec un son qui laisse parfois échapper quelques scories (alors que le son de Gautier est un miracle) On ne peut même départager les accompagnateurs chefs, l'un un peu effacé (Giovanni Antonini et l'orchestre de chambre de Bâle) avec Gabetta, l'autre, avec Capuçon, un peu violent, comme si sonnait un réveil (Bernard Haitink et l'orchestre de chambre d'Europe)
B) Gautier Capuçon
Même difficulté avec les accompagnateurs: Bertrand Chamayou est remarquable d'écoute auprès de Sol Gabetta... au point d'ailleurs que celle-ci sait parfois s'effacer quand le piano l'emporte. Et la qualité du toucher est à la hauteur. De l'autre côté c'est Martha Argerich, qui est bien plus une partenaire avec des coups de génie parfois... solitaires. Il est vrai que Gautier Capuçon est un garçon qui ECOUTE son pianiste alors que dans ce genre de duo ce devrait être l'inverse. Cela prouve aussi qu'il est un bon et partageux camarade.
Ce n'est pas parce que c'est lui mais j'aime infiniment le velours (ou la soie, comme vous voulez) du son de Capuçon. Avec parfois un trait un peu lourd (mais la beauté plastique de l' "Adagio opus 70'" est incomparable) A l'inverse Gabetta (toujours au début de l' "Adagio") laisse échapper quelques notes acides, à la limite de la justesse. Malgré la musicalité.
C'est donc le (faux) Trio qui guidera votre choix, de ton plus apaisé, et qui bénéficie de la complicité de l' "autre" frère Capuçon avec la "grande soeur" Argerich: ces trois-là se refilent la phrase musicale avec la qualité d'un relais olympique à la conquête de la médaille d'or (la beauté du "Langsam!")
C) Simon Ghraichy
J'ai appris à connaître Simon Ghraichy... au point d'écrire un portrait de lui pour son nouvel album. Celui-ci s'intitule "33", l'âge de Simon, et dresse un portrait de lui à travers des musiques et des invités. Annie Yanbekian vous a, en février, décrit le concert qu'il donnait avec un programme voisin au Théâtre des Champs-Elysées. Que Simon Ghraichy soit une fashion victim (consentante) comme je m'en amusais (chronique du 4 mars 2017) n'interdit pas qu'il soit de plus en plus musicien...
Je me demandais vers quels horizons un virtuose flamboyant comme lui allait se diriger: Liszt eût été trop évident. Beethoven semblait lui fournir d'autres assises. Mais je n'aurais jamais parié sur Schumann, le difficile, le complexe Schumann. Qui est (à ma grande surprise) son compositeur de coeur: "Lui et moi, on s'aime beaucoup" me confiait-il. Reflet d'une complexité partagée?
La moitié de cet album est donc consacré à Schumann, et pas le plus simple d'écoute, "Carnaval" ou "Scènes d'enfant". Non, la difficile "Humoresque" qui, comme son nom le laisse supposer, multiplie les changements incessants de climat, le rêve et l'excitation, la course et le songe, les climats noirs et les nuages blancs et Ghraichy, à chaque fois, affronte l'obstacle, avec panache, virtuosité, instinct. Alors peut-être l'introduction est-elle un peu lente; mais l'emportement du "Mit einigem Pomp" est aussi digitalement transcendant que somptueux musicalement. Et notez comme les doubles notes de la partie rapide du "Einfach" sont répétées à chaque fois de manière différente. C'est un trait de caractère que j'ai noté chez Ghraichy: toujours débusquer la musique dans la virtuosité la plus folle (allez voir sur You Tube cette merveille captée il y a six ans au Liban: le finale du "Concerto numéro 5" de Saint-Saëns qu'on n'a pas joué avec autant de chic depuis l'enregistrement légendaire de Jeanne-Marie Darré)
Pour suivre une rarissime merveille, les "Variations sur un thème de Beethoven", celui, si beau, si célèbre, de l' "allegretto" de la "Symphonie numéro 7": moins de dix minutes de musique et, après l'exposition du thème, neuf fulgurantes variations, très inattendues, la première comme du Mozart, la sixième comme du Liszt puis du Chopin, la dernière, plus longue (quasi deux minutes) qui n'est pas du tout spectaculaire mais se termine sur des sons de cloche et Ghraichy joue cela en variant chaque variation, avec une précision et une invention irrésistibles. Personne ne joue ces variations, allez comprendre...
D) Matthias Goerne
Dernière belle réussite, les recueils de lieder dus à Matthias Goerne: le baryton est désormais le digne successeur de Dietrich Fischer-Dieskau, avec évidemment une tessiture plus profonde, touchant à la basse, mais le même engagement qui en fait, malgré quelques autres (Pregardien ou Kaufmann), le meilleur interprète de cet art difficile qui repose aussi (comme la mélodie française) sur les textes des grands poètes. Les "Liederkreis" (neuf au total) sont sur des textes de Heine, avec une sourde mélancolie pour chanter la nature, tel un voyageur romantique pour qui les arbres et les fleurs ("De myrtes et de roses") ne suffisent pas, malgré leur beauté, à faire oublier la bien-aimée lointaine ou indifférente. Les "Kernerlieder", moins connus, plus longs, plus dramatiques aussi voire désespérés, demandent parfois de "salir" la voix et Goerne va chercher des sons "noirs" dans sa gorge quand l'écriture de Schumann ("Mourez, amour et joie!) ne l'oblige pas à passer en voix de tête, de manière surprenante. Superbes moments pour les amoureux des voix (le "Chant de marche" est impressionnant aussi), avec un complice hors pair, Leif Ove Andsnes, qui prolonge la lignée des Brendel, des Richter, des Edwin Fischer -moins voix et piano accompagnant que voix ET piano partenaire.
Oui, Schumann, ces temps-ci, a bien de la chance.
Robert SCHUMANN:
A) oeuvres pour violoncelle et piano: 5 pièces dans le style populaire, Adagio et Allegro, Fantasiestücke opus 73/ Concerto pour violoncelle et orchestre. Sol Gabetta, violoncelle, Bertrand Chamayou, piano, orchestre de chambre de Bâle, direction Giovanni Antonini. Un album Sony Classical
B) Oeuvres pour violoncelle et piano: 5 pièces dans le style populaire, Adagio et Allegro, Fantasiestücke opus 73 / Concerto pour violoncelle et orchestre / Fantasiestücke opus 88 (pour piano, violon, violoncelle). Gautier Capuçon, violoncelle, Martha Argerich, piano, orchestre de chambre d'Europe, direction Bernard Haitink. Renaud Capuçon, violon. Un album Erato/Warner Classics
C) "33" : Oeuvres de Tarrega, Alkan, Ramirez, Chilly Gonzales, Glass, Nyman, Szymanski, Baboni Schillingi. Et Schumann (Humoresque, Etudes en forme de variations sur un thème de Beethoven) Simon Ghraichy, piano Un album DG
D) Liederkreis opus 24, Kernerlieder opus 35. Matthias Goerne, baryton, Leif Ove Andsnes, piano Un album Harmonia Mundi