Il commence à être aussi reconnu en France qu'en Grande-Bretagne ou en Allemagne où il est déjà considéré comme un des grands (à venir encore) de notre temps: Igor Levit, double culture russe et allemande. Il était au Théâtre des Champs-Elysées l'autre soir, jouant (entre autres) des passages de son dernier album consacré à Chostakovitch.
Un homme jeune tout en noir
Il entre, tout vêtu de noir, longiligne, chemise russe. En musicien venu du froid, sévère, habité, tel un prophète, consumé même par la puissance de la musique. Il y a de cela chez Igor Levit. Et en même temps, quand les applaudissements montent vers lui, les acclamations parfois, un vrai sourire, ironique et heureux tout ensemble, aussi diablotin qu'adolescent félicité par ses professeurs...
Un homme jeune encore. 34 ans. Né dans la profonde Russie, Nijni-Novgorod, si peu avant la chute du communisme, et parti en Allemagne huit ans plus tard, avec sa famille, pour la prestigieuse Académie de Hanovre. On nous dit que quand il obtint son diplôme (en 2009, à 22 ans), ce fut avec "les meilleurs notes jamais enregistrées dans l'histoire de l'Académie"
Quelque chose de Glenn Gould
Evidemment cela ne veut rien dire. On peut, avec des dons inouïs, se consacrer à du tapage, du médiatique, du tape-à-l'oeil. Nous avons tous des exemples en tête, et ce ne sont pas toujours les mêmes. On peut aussi se créer une réputation en sens inverse, par le refus, calculé, du spectaculaire, par la recherche et la méditation, par des choix de programme en forme de signatures intérieures. C'était le cas quand Levit était venu à Paris il y a deux ans, Bach, Wagner (en transcription mais le mysticisme de Parsifal accentué par Liszt), un compositeur américain qu'il sortait de l'ombre, un peu de jazz, n'y avait-il pas quelque chose de glenngouldien dans tout cela?
C'était aussi une thérapie, semblait-il, la volonté de rendre hommage à un cher ami disparu, une sorte de tombeau comme on l'entendait au XVIIe siècle. On a avancé désormais mais le nouveau récital d'Igor Levit au Théâtre des Champs-Elysées, aussi admirable qu'il pût être, ne promettait pas non plus de s'achever en crise de rire -ou même de tutoyer le ciel bleu.
Sa double "culture" en tout cas mise en avant -en avait-il conscience? Bach et Beethoven pour l'Allemagne, Chostakovitch et Prokofiev pour la Russie.
Brahms fasciné par Bach
Et d'abord la grande Chaconne de Bach (celle de la Partita n° 2 pour violon seul) dans la transcription non pas romantique de Busoni mais pour la main gauche de Brahms. Brahms, admirateur fervent de Bach (tant de grands l'ont été, c'était peut-être moins évident à son époque), et qui a eu l'idée de ne garder que la main gauche, pour ne rien avoir à ajouter à l'oeuvre (le violon ne peut, contrairement au piano, chanter plusieurs voix) Brahms écrivait à Clara (Schumann): La Chaconne est pour moi l'un des plus merveilleux et inimaginables morceaux de musique qui existent... Je trouve qu'il n'y a qu'une seule façon de s'approcher du pur plaisir que donne cette oeuvre... c'est quand je la joue avec la main gauche seule... Tout contribue à me faire alors sentir comme un violoniste. Essaie de la jouer: je ne l'ai couchée sur le papier que pour toi...
Ainsi la Chaconne est une oeuvre où il n'y a pas une note qui ne soit de Bach mais aussi un hommage amoureux à Clara, un pur bonheur que se fait Brahms à lui-même; et Levit, dans la douceur avec laquelle il l'aborde et la clarté qu'il met dans la ligne mélodique, se rapproche, non du son du violon mais de la pureté sonore qu'imaginait Bach. Le voir est aussi étonnant que l'entendre, avec cet "accompagnement" de la main droite -accompagnement visuel, d'un équilibre qui se cherche ou qui se gagne, cette main droite qui, musicalement, ne va nulle part mais qui, dans la pensée, dans la manière dont elle dessine l'air, dont le poing s'enfonce dans le tabouret, dans le soutien qu'elle prête au corps redressé, dessine une métaphysique pendant que Levit creuse, sculpte les notes, travaille les crescendos et les pianissimos, le regard parfois tourné vers l'invisible.
L'esprit résistant de Chostakovitch
La suite reste à ces hauteurs, sous le signe de Bach aussi mais d'une manière si différente. Cinq des 24 Préludes et Fugues opus 87 de Chostakovitch. Chostakovitch a peu écrit pour le piano mais il y a cette oeuvre majeure, écrite presque dans des circonstances de résistance morale, pour la jeune Tatiana Nikolaïeva, 28 ans, qui venait de recevoir le prix Bach lors du 200e anniversaire (1950) de la mort du Cantor.
Mais si Bach faisait évidemment partie du patrimoine est-allemand, il était méprisé en URSS comme représentant d'un style ancien et, concernant les fugues, bien formalistes. Chostakovitch écrit dans les 24 tonalités majeures et mineures 2 heures 30 de musique qui sont son Clavier bien tempéré à lui (Staline vit encore et Chostakovitch est mal vu), aussitôt créé par Nikolaïeva, elle-même bachienne fervente. Peut-être un peu trop pour Chostakovitch qui, pour se nourrir de Bach (lui aussi), pour s'en être inspiré plusieurs fois dans son opus 87, fait cependant du Chostakovitch, c'est ainsi en tout cas que Levit nous le fait entendre.
Ici un thème fluide repris sombrement à la main gauche pendant que la main droite récupère la lumière. Ici encore, comme des appels d'oiseaux sombres. Et une fugue d'une infinie délicatesse, presque franciscaine. Voici un glas, minimaliste, des notes trillées à la main gauche, un glas presque neigeux. Sur Bach, l'esprit russe. La manière étonnante, en douceur, dont Levit polyphonie les fugues. Et puis soudain ces accords percutants, ce piano qui devient orchestre à coup de puissants accords qui se démultiplient, avant une fin asphyxiante. Oeuvre très mal accueillie à l'époque, sans qu'on sache si c'était à cause de Bach ou de Chostakovitch. Igor Levit dépasse évidemment la question.
Le porche de l'opus 101
On a dit combien on était attentif aux pianistes qui défendent la 28e sonate de Beethoven (article sur Lugansky du 15 février dernier), ce porche moins connu de l'opus 101 qui ouvre, jusqu'à la fin, sur les chefs-d'oeuvre du grand sourd, la 9e symphonie, la Missa Solemnis, les ultimes et prophétiques quatuors, les sonates de la fin dont la Hammerklavier. Levit reste beethovénien dans la puissance du clavier, devient schubertien dans le cheminement calme du mouvement. Des éclairages contrastés dans le Vivace, d'une note à l'autre, presque du Caravage. Eclairages différents mais aussi intenses dans la lenteur et le silence du mouvement lent. La rêverie et l'action: c'est la demande de Beethoven, et l'action revient, au final.
Une sonate de guerre un peu lisse
On est un tout petit peu plus réservé avec la Sonate n° 7 de Prokofiev, la deuxième des sonates de guerre. La plus sombre. Mais on est en 1942, annus horribilis dont Prokofiev, réfugié dans le sud du pays, se fait l'écho. Il n'est plus le prophète de la tragédie comme dans la 6e sonate. Le début, notes qui tournent en rond comme d'un animal pris au piège, le thème fameux, rageur, comme un char qui pilonne des positions. Et puis le grand silence de la guerre. L'élégie sombre. Une autre violence que Chostakovitch, plus immédiate, plus primitive. Désespérée d'une autre manière. Sans progression. La toccata finale est lugubre. Pour qui sonne le glas: c'est une toccata en forme de course à l'abîme. Levit se retient d'accentuer trop de sentiments, de si forts contrastes, même si pianistiquement c'est contrôlé, pensé, articulé d'une manière imparable. Mais justement: doit-on, portant ces sentiments-là d'un compositeur d'instinct, refuser de lâcher prise? C'est un peu la sonate de guerre d'un pianiste -et heureusement!- qui ne l'a pas connue.
En bis un petit morceau des Scènes d'enfants de Schumann, pas du tout schumannien, autre. On aimerait entendre tout. En attendant on a deux heures trente de Chostakovitch sous l'ombre de Bach à écouter, par ce monsieur Levit à la silhouette noire et à la barbe sombre.
Concert d'Igor Levit: Bach/Brahms (Chaconne pour la main gauche) Chostakovitch (5 préludes et fugues de l'opus 87) Beethoven (Sonate n° 28 opus 101) Prokofiev ( Sonate n° 7 opus 83) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 6 octobre.
24 préludes et fugues opus 87 de Chostakovitch par Igor Levit, piano. Un album Sony Classical.