Geniet, Stern: 28 ans tous les deux. Geniet, souriant, extraverti, Stern, timide, réservé. Ils jouaient le jour le plus chaud, l'un à 10 heures, l'autre à 17 heures. Et ils auraient préféré inverser! Autre indice de leur personnalité différente: aucun compositeur en commun. Mais, dans les deux cas, un riche programme et de grands moyens. Portraits croisés des deux garçons dans le cadre magique du festival de La Roque d'Anthéron.
Deux pianistes du Sud
Et déjà deux démarrages différents, même si les relient leurs origines méridionales: La Ciotat pour Stern, Montpellier pour Geniet, autant dire qu'à La Roque d'Anthéron ils sont chez eux. Après cela diverge: Je ne suis pas d'une famille d'artistes, dit Stern. C'est un peu par hasard qu'on m'a mis devant un piano à 10 ans. Gamin surdoué puisque, très vite, au conservatoire de La Ciotat (petite ville), ses professeurs le repèrent, lui donnent à digérer Chopin et Liszt, de sorte qu'à 14 ans j'ai réfléchi, après tous ces encouragements, à en faire peut-être un métier et je suis entré au conservatoire de Marseille.
Moi, dit Geniet, j'avais un piano à la maison. Mon père était guitariste de jazz, j'allais à beaucoup de ses concerts, et le jazz, ça sonne moins strict que le classique. Cela m'a familiarisé avec la musique. Au départ, évidemment, jazz oblige, j'étais attiré par les cuivres, trompette ou trombone. Le piano? 3 ou 4 ans, professeur à 5, conservatoire de Montpellier à 7.
Puiser dans la caisse à outils!
Les interviews n'ont pas été réalisées ensemble. Mais comme on s'étonne qu'un garçon déjà si talentueux, si maître de ses moyens comme Gabriel Stern, continue à étudier en Suisse (une sorte de "master") avec Nelson Goerner, celui-ci ne sait trop quoi répondre. C'est Rémi Geniet qui vient le défendre par procuration: Je trouve ça très bien, très normal. C'est un peu une idée française: un musicien doit s'affranchir, un élève doué doit être indépendant tout de suite. Mais non: les sportifs de haut niveau, toute leur carrière, ont un coach. Les chanteurs ont un coach. Quand un jeune musicien est doué, il faut qu'il ait à sa disposition tous les moyens, prof, même tard, écoute des enregistrements, discussions avec les uns, les camarades, avec les autres. Puiser dans la caisse à outils, comme disent les Russes. Certains, évidemment, travaillent de manière plus solitaire, un Lucas Debargue... Moi, ajoute-t-il en riant, je viens d'une famille de profs, c'est pour ça, peut-être, que je n'ai aucun problème avec les profs.
Un programme très ambitieux
On s'étonne auprès de Stern d'un programme si lourd, si ambitieux, à 9 heures 45. Jugez-en: Funérailles de Liszt, qu'il joue de manière très timbré, hautaine, sans fioriture. Dépouillé. C'est presque L'enterrement à Ornans, la peinture réaliste et paysanne de Courbet. Puis la Sonate n° 2 de Rachmaninov. Déluge de notes, avec lesquelles Stern s'amuse comme un jeune chien fou: le piano est un terrain de jeu où au lieu de 2 jambes on a 10 doigts...
Personnellement j'ai un peu de mal (alors que les concertos m'enchantent) avec les deux sonates de Rachmaninov dont je ne comprends pas très bien où elles vont, même si les deux derniers mouvements ont davantage d'architecture. Gabriel Stern, avec un son superbe de puissance, réussit à architecturer, gardant la tête froide, sans jamais s'emballer.
(Une libellule revient sur le chapeau d'une dame. Elle y reste dix minutes, l'éternité d'une libellule)
La petite fille et l'oiseau
Le coulis cendré du Catalogue d'oiseaux de Messiaen. Puis l'énorme 32e (et dernière) sonate de Beethoven. Et tout cela, ces quatre univers si différents, par coeur. Je note d'ailleurs -dans ce magnifique Messiaen où certains adultes détournent leur attention ("Cette musique contemporaine!")- qu'une petite fille de quelque neuf ans, près de moi, qui aura parfois regardé le ciel ou ses sandalettes pendant les cavalcades de Rachmaninov ou de Liszt, ne quittera pas Stern et son oiseau des yeux, fascinée par le pépiement retranscrit par Messiaen. Comme quoi l'innocente sensibilité d'un enfant devrait donner bien des leçons de tolérance et d'ouverture d'esprit aux plus âgés.
La mémoire intérieure de Gabriel Stern
J'interroge Gabriel Stern sur ce programme incroyable, et qui pourrait ressembler à une "carte de visite": En fait, dit-il de manière raisonnable, en cherchant parfois le mot le plus juste, j'ai mélangé les programmes que j'avais préparés avant le Covid, il y en avait 5, tout a été annulé, cela m'a évidemment déçu, quand on apprend ça on se retrouve dans un vide face à son piano, on ne sait vraiment pas quoi faire.
Mais il a repris confiance. Je l'interroge sur cette étonnante mémoire des pianistes, qui est peut-être celle des yeux ou celle des mains? Il fait une réponse étonnante: C'est plutôt une mémoire intérieure. La plus longue à mettre en place. Le moindre détail doit être installé, cadré; une idée qui se répète, par exemple, qui revient un peu plus tard: qu'est-ce qui change? Comment la situer par rapport à la première? Par des couleurs différentes? J'écoute, je réécoute. Je joue une seule main en me récitant les notes de l'autre main. Une fois que c'est clair dans la tête c'est clair dans les mains. C'était la première fois qu'il jouait ce Messiaen si délicat à apprendre: Dans tout ce répertoire que j'explore et que je continue d'explorer avant d'aller plus spécialement vers certains compositeurs, j'établis des connexions. Même par mes techniques de mémorisation. Celles que j'ai utilisées pour Messiaen m'ont servi pour Beethoven. Fascinante alchimie d'un cerveau, dont on surprend des secrets mystérieux et fragiles.
Ravel pudique et romantique
Rémi Geniet joue les Valses nobles et sentimentales de Ravel. C'est "so chic", avec un peu de dérision, une élégance désuète qui rapproche ces valses de Ma mère l'Oye, cela manque un peu d'humour mais qui en met dans ce Ravel charmant, en demi-teinte? Leur difficulté, nous dira Geniet, c'est ce dilemme qui est le caractère même de Ravel: pudique et encore romantique, les deux ensemble, et cet équilibre-là qu'il faut trouver. Une 4e Ballade de Chopin bien enlevée, avec des contrastes toujours un peu trop marqués, mais dans ce "théâtre de verdure" à l'acoustique difficile et avec un piano bien dur. Mais vient l'oeuvre qui nous intrigue: les Tableaux d'une exposition de Moussorgsky.
Des "tableaux" à la française
Pièce géniale et injouable, géniale dans ses maladresses qui sont aussi des trouvailles, comme Moussorgsky en a fait aussi dans ce chef-d'oeuvre qu'est l'opéra Boris Godounov. C'est une oeuvre d'habitude réservée aux Russes -depuis Richter- ou plutôt que les non-Russes pratiquent peu. On est ravi de les entendre "à la française", par un Geniet qui vient de les jouer à Ekaterinbourg: il y met une clarté d'analyse, une précision contrôlée, sans la folie slave, qui rend ces Tableaux d'une exposition universels. Et dans La Grande porte de Kiev, magnifique conclusion, Geniet fait sonner les dissonances, voulues ou non par Moussorgsky, qui projette cette oeuvre vers l'avenir.
Ces tableaux, je les conçois un peu comme les toiles du Douanier Rousseau, des peintures un peu naïves, mais en même temps, pour respecter l'écriture un peu brute, voire brutale, de Moussorgsky, j'ai voulu un son parfois rugueux, pas très agréable. Je déteste d'ailleurs le son pour le son.
Aller au bout de ses idées
On aborde enfin la question de la virtuosité -une question qu'on ne poserait d'ailleurs pas à des pianistes plus âgés, comme si c'était intégré, ou dépassé, à partir de la trentaine. Gabriel Stern sourit: C'est vrai qu'au début c'est amusant, de se surprendre. Mais la musique, évidemment, va plus loin que ça. Et la virtuosité n'est pas que la vitesse: c'est d'abord aller au bout de ses idées, qu'il n'y ait aucune perte entre ce que l'on entend et ce que l'on conçoit comme l'incarnation même de la musique.
Bien dit pour un garçon qui joue Liszt et Rachmaninov. Et pour l'autre, qui joue Chopin? Geniet rebondit: le premier virtuose absolu, et on ne penserait pas à le qualifier ainsi, c'est Beethoven. A une époque où on déchiffrait les oeuvres dans les salons, sans les apprendre. On lui reprochait d'écrire des choses injouables. Il répondait: Non, puisque je les joue. Mais je les ai écrites comme ça pour que mes collègues pianistes, eux, ne puissent pas les jouer...
Un concert baigné de vert
Le lendemain, en plein solo de violon, Pierre Fouchenneret, ébouriffé, fait un écart, redoutant une guêpe. C'est une libellule encore, qui est venue, le temps d'un vol, écouter ce bruit inhabituel. Ce son. Parfois fragilisé par l'heure mais d'un beau lyrisme. C'est le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes d'Ernest Chausson, ce bijou que les musiciens jouent de plus en plus, à l'instar de Renaud Capuçon et Nicholas Angelich qui le programment dès qu'ils le peuvent. Les frères Fouchenneret (qui sont les Podalydès de la musique) le jouent droit et sensible, sans en rajouter (cette musique est déjà si expressive!) avec le concours du quatuor (féminin) Akilone, d'une juste rigueur et d'une belle musicalité.
La Roque? C'est spacieux, dit Stern. On y respire. Baigné de vert. Je l'avais déjà ressenti en tant qu'auditeur. Et quand on joue, ce qui gênerait ailleurs, ici, est apaisant: les oiseaux, les cigales, la nature. Geniet ajoute: Un lieu d'évidence...
Il fait chaud.
Festival de La Roque-d'Anthéron, concerts des 13 et 14 août: Gabriel Stern, Rémi Geniet, Théo Fouchenneret (piano), Pierre Fouchenneret (violon) et le quatuor Akilone.
Clôture du festival ce soir 18 août avec Adam Laloum à 19 heures.