C'était il y a quelques jours au Théâtre des Champs-Elysées le retour d'un maître, Christian Zacharias. Le pianiste allemand se consacrait ce soir-là aux compositeurs viennois, Haydn, Beethoven, Schubert. Il manquait Mozart. On lui pardonne.
Le retour aux "fondamentaux" viennois
Il entre, long et mince, lunettes, d'un pas souple, tout vêtu de noir. Un pasteur, un maître des âmes, n'étaient ce balancement particulier, aussi cette fermeté de la démarche (pourquoi d'ailleurs les pasteurs auraient-ils quelque mollesse dans le genou?) On sait son âge, 71 ans ce printemps, mais il est sans âge, comme le sont les ascètes... qu'il n'est pas. Et ces compositeurs qu'il va défendre, cela signe-t-il que les dernières années, dont il est loin encore, se recentreront sur quelques essentiels? Brendel l'avait fait, à plus de 80 ans, revenu à ces Viennois-là, Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert.
Dans ce concert de Zacharias il manquera Mozart, dont il a fait une si belle intégrale des concertos, avec cette évidente simplicité qui est sa marque. Et il y a aussi, dans le choix des trois autres, une cohérence: le premier Beethoven et le dernier Schubert -ils avaient presque le même âge! Le Haydn de la maturité. Voilà vers quoi ils avancent, pour les deux ainés, voilà presque, pour le plus jeune, son chant du cygne.
A une dame que Beethoven "appréciait beaucoup"
Les deux recueils de variations de Beethoven encadrant Haydn. On se méfie un peu des variations qui parfois sont des exercices de style. On écoute donc avec respect ce piano qui a la clarté d'un clavecin dans ces 6 Variations sur "Nel cor piu non mi sento", à deux ou trois incertitudes près qui nous alertent; mais Zacharias se reprend, belle main gauche, grande douceur...
Beethoven, nous dit-on, avait assisté à cet opéra de Paisiello, La Molinara, avec une dame que, paraît-il il appréciait beaucoup. Il était alors un jeune homme de 24 ans et... on n'en sait pas plus. Sinon que les variations, composées dans la nuit, arrivèrent chez la dame le lendemain matin. Après Haydn, ce seront celles, de la même époque, sur le ballet Das Waldmädchen (La fille de la forêt), une danse russe... très allemande et une oeuvre jouée à l'époque devant Haydn lui-même.
Où Beethoven n'est pas Haydn
Entre, la sonate en ut majeur (n° 21) de Haydn (et la 21 de Beethoven sera aussi en ut majeur) Les deux mains, au lieu d'être séparées, l'une soutenant l'autre, dialoguent, se cherchent , se poursuivent. Se complètent. Mouvement lent grave, profond, inattendu peut-être. Proche de Bach. Le piano est une religion bienveillante. Final dans un style galant. Ils ne peuvent s'en empêcher, regardez Mozart. Et, sous les doigts de Zacharias, c'est évidemment d'une élégance parfaite.
Beethoven, retour. Première sonate et même période que les Variations. Et justement: Zacharias quitte le classicisme, prend le premier mouvement assez vite, fougueusement, nous disant Ce n'est pas du Haydn, contrairement à ce que le thème laisserait croire. Même chose dans le mouvement lent: faire sonner comme du Beethoven ce qui pourrait ressembler à Mozart. La suite pointe la puissance pianistique qui sera la marque de fabrique de Beethoven et Zacharias la tourne délibérément, cette sonate, vers ce qui sera. Non vers les influences, qui pourraient nous faire douter (C'est de qui? Josef, Wolfgang, Ludwig? Piégeant, non?)
La musique de Schubert suffit
Schubert après l'entr'acte -pardon, la "suspension". La Sonate D. 894. Celle qui précède la trilogie de la fin. Aussi immense, aussi ambitieuse. Et qu'on a entendu il y a quelques jours (voir chronique du 15 juin) à Meslay, par Arcadi Volodos, géniale et parfois décevante: tellement personnelle, tellement en dialogue, tellement en combat avec Schubert. Zacharias, lui, n'est pas dans un voyage. Ni dans la métaphysique. La musique suffit - le pragmatisme allemand face à l'anima russe. Schubert chante à mi-voix, serein et triste, sans excès, et cet immense premier mouvement tient par la puissance musicale (l'héritage d'un Wilhelm Kempff peut-être), par des notes et des silences tels, on le sent, que les a écrits Schubert sans que Zacharias y apporte -choisisse d'y apporter- autre chose que sa lecture. Ainsi l'oeuvre se déploie-t-elle, s'ouvre-t-elle, toucher délicat mais plein, clarté, polyphonie tout de suite lisible.
La contemplation poétique
Une lecture idéale pour ceux qui découvrent, aussi pour ceux qui ont envie de revenir aux origines. Car c'est aussi la sonate qui fait de Schubert le maître de la contemplation poétique, y trouvant une forme (ces oeuvres un peu en diptyque où le mouvement initial a la valeur des trois autres, délibérément à part) qu'il continuera ensuite d'explorer, d'interroger -les trois dernières sonates, de nouveau la même construction dans l'ultime, et le mouvement lent de l'avant-dernière avec sa section absolument folle de violence quasi improvisée. Où serait-il allé ensuite? Question dont on a la réponse avec Beethoven (32 sonates), pas avec Schubert (21 sonates tout de même, fragmentaires, atypiques, testaments aussi) à cause de la brièveté de sa vie.
Et tout de même Scarlatti à la fin
Mouvement lent limpide de la part de Zacharias, qui nous donne ensuite un vrai scherzo schubertien, en doutait-on? Avec la délicatesse même et ce passage d'une mélancolie exquise, en forme de danse allemande, et qui nous bouleverse. La sonate s'éteint dans une lumière immobile. Zacharias se lève, sort d'un pas nonchalant et rapide -contradictoire- sans que son dialogue avec Schubert ait paru le troubler.
Etait-ce un dialogue?
Deux bis. Un Ländler un peu maladroit, charmant, Schubert dans le quotidien des auberges viennoises. Et son cher Scarlatti, qui nous aurait manqué.
Zacharias le passeur. Ou répondant à ce beau mot qu'est la transmission.
Récital de piano de Christian Zacharias: Haydn (Sonate n° 21). Beethoven (Sonate n° 1. Variations sur "Nel cor piu non mi sento. Variations sur Das Waldmädchen). Schubert (Sonate n° 18 D. 894). Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 23 juin