Nikolaï Lugansky rend visite aux dernières sonates de Beethoven, Bezuindehout poursuit son intégrale des concertos

Nikolai Lugansky C) Jean-Baptiste Millot

On a fini l'année Beethoven, commençons-en une autre puisque Beethoven est inépuisable et ne s'arrête pas à ses anniversaires. A vrai dire les Cd en question sont parus il y a quelques semaines: soient le retour de Nikolaï Lugansky et la suite de l'intégrale des concertos par Kristian Bezuidenhout

Un choix original de sonates

Lugansky, le retour! Il ne nous avait pas quitté depuis longtemps, moins d'un an, avec un César Franck inattendu (chronique du 3 mai 2020) mais le Prélude, choral et fugue de ce dernier est souvent dans les programmes du pianiste russe. Beethoven, c'est bien plus normal. Sauf que la contribution de Lugansky à l'année Beethoven est tout de même d'une discrète originalité. Expliquons...

Lugansky s'attaque aux dernières sonates de Beethoven mais il le fait à sa manière. Là où habituellement on réunit la 28e (l'opus 101) à l'immense Hammerklavier (29e) comme si elle en constituait le porche, en faisant par ailleurs une trilogie de celles composées quatre ou cinq ans plus tard (30e, 31e, 32e, c'est-à-dire, se succédant, les opus 109, 110 et 111), Lugansky procède par bonds en ne retenant que les sonates paires (28, 30 et 32), sans qu'on sache vraiment les raisons de ce choix. Aucune amputation, les cinq dernières n'ayant jamais, pour Beethoven, constitué un cycle, cette commodité de partage relevant davantage d'une facilité de minutage pour les concerts et les Cd, en gros une heure d'un côté une heure de l'autre.

Notre ami Lugansky C) Jean-Baptiste Millot

 

Un sentiment d'improvisation géniale

Ledit choix du pianiste russe va-t-il permettre que ces sonates "réorganisées" s'éclairent l'une l'autre de manière inédite? Même pas. Chacune vit son existence propre, et c'est bien ainsi, tant Lugansky, par son talent, nous rend sensible ce qui fait une partie de l'esprit beethovénien, ce sentiment d'assister à une improvisation géniale, à une liberté d'écriture de plus en plus sensible quand Beethoven avance en âge. Comme s'il s'adressait à nous, à quelqu'un, en lui, en nous parlant avec les touches du piano.

C'est la 28e sonate que l'on (re)découvre ainsi d'abord, elle qui est si souvent dans l'ombre de la Hammerklavier. Dédiée à la baronne Dorothea von Ertmann, sans que l'on sache s'il y a un sentiment amoureux derrière elle, elle nous conte (écrit Romain Rolland) la journée de l'arrière-été d'un homme de 46 ans qui est déjà au déclin de sa vie. Les intitulés des mouvements sont en allemand, suivies des classiques indications italiennes. Cela donne Un peu vif et avec le sentiment le plus intime ou Lent et plein d'une aspiration ardente. Beethoven, avant Schumann, pousse son interprète à entrer dans ses sentiments secrets, que celui-ci est d'habitude censé trouver dans des indications de tempi plus formelles.

Heras-Casado (à gauche) et Bezuidenhout (à droite) C) Igor Studio

"Je fais ce que je veux, je suis mes propres règles"

Et Lugansky le fait avec une simplicité, une clarté de toucher, une mélancolie à peine appuyée dans le bref mouvement lent, comme s'il traduisait cette idée que Beethoven, en mettant en scène sa douleur, la retenait au moment même où elle pourrait gêner sa dédicataire. La suspension de certains silences, le jeu si précis des deux mains, à la fois réunies et individualisées, dans la fugue finale, sont d'un maître. Qui imagine aussi Beethoven oubliant peut-être la baronne Dorothea en inventant l'éblouissante conclusion de sa sonate, qui le renvoie à lui-même en lui rappelant que sa douleur n'a réduit en rien son génie.

C'est la meilleure des trois sonates "luganskyennes" Les autres ne déméritent pas mais.... La 30e, dans le corpus beethovénien, poursuit ce dynamitage des formes, transformant l'oeuvre en une rhapsodie où deux mouvements de 6 minutes en tout (rapide-lent-rapide) ouvrent à une série de variations d'une durée deux fois plus longue. Comme si Beethoven nous disait (et surtout à ses contemporains): "Je fais ce que je veux, je suis mes propres règles". Mais, auprès de la qualité fondamentale qui fait l'art de Lugansky -cette capacité, dans la plus extrême virtuosité, à rendre claire, limpide, évidente, la texture sonore la plus complexe- on note une frappe exagérée qui tourne parfois à la brutalité et c'est vrai surtout dans les mouvements initiaux, moins dans les variations où la retenue, le sentiment poétique toujours discret, priment de nouveau. Ce peut être l'effet aussi d'un micro trop proche. Mais on avoue cependant avoir jeté les armes devant les grands déferlements sonores qui précèdent la dernière variation -Lugansky y est magistral, comme dans cette fin suspendue qui ouvre sur le vide ou sur l'infini.

L'amour sonore des Variations

Cet assaut de puissance brutale s'exacerbe dans la 32e sonate, dès les premiers accords; et s'accompagne aussi de ralentissements un peu trop... construits. De même, les accords suivants qui installent le grand thème et le développement qui suit finissent par relever de l'asphyxie sonore. Heureusement (Beethoven adorant, à cette époque de sa vie, les variations dont il truffe toutes ses sonates, et les plus impressionnantes, les Variations Diabelli, sont encore à venir) Lugansky reprend la main sur le second mouvement et même si sa tendance au fracas sonore se fait encore parfois sentir, les passages plus intérieurs de ce rêve immense dont parle encore Romain Rolland sont d'une grande beauté. Lugansky prenant d'ailleurs soin de mettre en relief d'étranges accords qui seraient plus à leur place chez Debussy ou Prokofiev et... qu'on perçoit moins bien chez d'autres.

Les mêmes C) Igor Studio

La poésie d'un pianoforte

Chez le même éditeur paraît le deuxième volume des concertos par le fortepianiste Kristian Bezuindenhout. On vous a dit tout le bien qu'on pensait du premier volume (les concertos 2 et 5, chronique du 24 avril 2020), on est bien plus réservé sur celui-là (le dernier, avec les concertos 1 et 3, sera publié à l'automne). Mais nos réserves ne concernent pas Bezuidenhout.

Un Bezuidenhout qui, s'attaquant au (de notre point de vue) plus beau, plus secret, plus intime de la série des 5, le 4e, nous donnerait envie, à nous qui sommes si réticent avec le pianoforte, d'entendre même sous ses doigts Ravel ou Bartok -pour voir, car ce diable d'homme serait capable de trouver même du percussif dans son instrument (qui est tardif, un Graf de 1824). Autant dire que, dès que Bezuindehout prend la parole (souvent, heureusement), on est fasciné par la beauté du toucher, la poésie des phrases, mais qui, à aucun moment, n'occulte la force du discours, la netteté des attaques ni la palette très juste des couleurs. La cadence du premier mouvement est superbe, le dialogue du mouvement lent (au sens réel puisque le piano et l'orchestre ne jouent jamais ensemble et se répondent) un peu gâché par un orchestre  sans nuances et les qualités du début dans le final malgré, cette fois (et c'est dû au Graf), un manque d'ampleur SONORE

Des compléments de programme mal choisis

Mais on est bien plus réservé cette fois sur l'orchestre baroque de Fribourg dont les cordes sonnent bien rêches en maints passages et sur la direction de Pablo Heras-Casado qui nous balance des accords en coups de boutoir, plus brutaux que puissants. Plus encore: la brièveté de ce Cd. Comment peut-on ne proposer que 44 minutes de musique sur un support qui peut en contenir deux fois plus? Autre reproche: pour compléter le concerto, on a choisi deux ouvertures, dont celle des Créatures de Prométhée (une des oeuvres les plus faibles de Beethoven, même si cette ouverture en est sans doute la meilleure page) ainsi que celle de Coriolan qui n'échappe pas à la brutalité décrite plus haut quand -le thème de la mère vertueuse!- elle ne se réduit pas au banal. Il eût été si simple ou de confier à Bezuidenhout (après tout la vedette de cette aventure!) une ou deux sonates. Ou, mieux encore, de faire jouer la Fantaisie chorale (qui va manquer à cette intégrale), même, pour les choeurs, à un par partie ce qui est tout à fait possible et cependant rarement fait. Un Cd, donc, à demi réussi, ce qui n'empêche pas qu'on attende la suite -et fin- avec impatience.

Beethoven: Sonates pour piano n° 28 opus 101, 30 opus 109, 32 opus 111. Nikolaï Lugansky, piano. Un Cd Harmonia Mundi.

Beethoven: Concerto pour piano n° 4 opus 58. Les créatures de Prométhée, ouverture opus 43. Coriolan, ouverture opus 62. Orchestre baroque de Fribourg, direction Pablo Heras-Casado. Kristian Bezuidenhout, fortepiano. Un Cd Harmonia Mundi.