A la Philharmonie de Paris Daniel Harding et l'orchestre de Paris donnaient la semaine dernière le "War Requiem", chef-d'oeuvre pacifiste de Benjamin Britten,
Un Requiem pour la paix
Daniel Harding à la tête de l'orchestre de Paris, c'est bientôt la fin (et l'on ne sait toujours pas qui lui succédera). Dommage car leur prestation de cette semaine prouvait tout ce qu'ils avaient encore à faire ensemble, il est vrai dans un répertoire qui convient au chef britannique, le britannique justement (qui n'est pas du tout majoritaire dans les pratiques musicales)!
Un War Requiem (Requiem de guerre) de Benjamin Britten qui est exactement l'inverse, un Requiem pour la paix, écrit sur la liturgie latine mais aussi sur des poésies du poète combattant (et homosexuel comme Britten, cela comptait pour lui) Wilfried Owen.
Une puissance saupoudrée d'accès de colère
Un War Requiem que Chostakovitch considérait comme l'oeuvre la plus importante du XXe siècle. Disons simplement qu'elle fait partie des plus fortes, et d'abord par la symbolique qu'elle véhicule et par la calme puissance qu'elle déploie, dans l'esprit douloureux et apaisé mais saupoudré d'accès de colère, des grandes oeuvres chorales, particulièrement anglaises. On est frappé constamment, pendant les 90 minutes que dure le War Requiem, par la force verticale de l'écriture, qui ne sombre jamais ni dans le théâtral ni dans le sentimental, comme si les morts, sortis de terre, loin de hanter les vivants, les conduisaient doucement à regarder en eux-mêmes, selon une forme méditative du "plus jamais ça!"
Pour la cathédrale de Coventry
Le War Requiem fut créé le 30 mai 1962 à Coventry, ville industrielle à 150 kilomètres au nord-ouest de Londres qui avait subi l'un des plus importants bombardements de l'aviation allemande le 14 novembre 1940, emportant en particulier la vieille cathédrale dont il ne resta que quelques pans de murs et, heureusement, l'admirable tour gothique. Devant l'ampleur de la perte, il fut décidé de reconstruire un édifice moderne et Britten, sollicité, en profita pour mettre en acte et en musique, et ce en pleine guerre froide, la réconciliation.
Objecteur de conscience pendant la guerre
L'homme avait été objecteur de conscience pendant la guerre, ce qui était assez courageux face au nécessaire patriotisme d'un peuple qui, un temps, se trouva tout seul à combattre la barbarie nazie. L'idée d'utiliser la messe des Morts comme véhicule pacifiste lui avait déjà traversé l'esprit. La construction du War Requiem, à la fois limpide et complexe, fut l'aboutissement de ces réflexions.
La poésie du soldat Owen
D'un côté Britten s'appuya sur les différentes parties liturgiques de la messe des Morts ( Requiem, Dies Irae, Confutatis, Lacrymosa, etc) chantées par une soprano solo et par le choeur. De l'autre il confia à deux solistes hommes, disposés près du chef, les poèmes de Wilfried Owen, ce jeune officier (qui avait manqué être pasteur) tué le 4 novembre 1918, une petite semaine avant l'armistice, à la tête de ses hommes, non loin de Cambrai.
Les poésies d'Owen, d'une brûlante lucidité sur les horreurs de la guerre, ne furent publiées que deux ans après sa mort mais, évidemment, elles revinrent au premier plan grâce à Britten qui fait lancer au ténor, après le Requiem aeternam un "Quel glas sonne pour ceux qui meurent comme du bétail?" , premier vers de l'Hymne à la jeunesse condamnée. Ce n'était pas la même guerre que Britten avait vécue mais il dédia l'oeuvre à quatre de ses camarades morts (par exemple "David Gill, Ordinary seaman (matelot ordinaire), Royal Navy"), réunissant ainsi les deux conflits mondiaux dans la même réprobation de l'âme.
Des interprètes de réconciliation
Il y eut aussi cette idée superbe de faire de ses interprètes un symbole, malgré les tensions européennes, de la paix revenue et, on le souhaitait, préservée (on était, après tout, seulement 17 ans après la fin de la guerre) en confiant les trois rôles de solistes à une Russe, à un Allemand, à un Anglais. Non pour la création où c'est Heather Harper (décédée le mois dernier) qui chanta le texte latin mais dans l'enregistrement, toujours légendaire, que Britten lui-même dirigea six mois plus tard, où Harper fut remplacée par Galina Vichnevskaïa, considérable étoile du Bolchoï avant même d'être la femme de Rostropovitch, et qui eut forcément l'autorisation de Khrouchtchev pour venir à Londres.Vichnevskaïa rejoignait ainsi les deux créateurs, le ténor anglais Peter Pears, compagnon du compositeur, et l'immense baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau
(L'enregistrement postérieur de Sir Simon Rattle, lui, réunit deux Anglais, Robert Tear et Thomas Allen, et la magnifique Suédoise Elisabeth Söderström. La Suède, pays neutre durant les deux guerres... On comprend immédiatement que la symbolique est beaucoup moins forte)
Un choeur dans ses grands jours
Avec beaucoup d'intelligence Daniel Harding a respecté la magnifique intuition de Britten. Ce n'est pas sa faute si la soprano russo-ouzbèke Albina Shagimuratova, a déclaré forfait trop tard pour être remplacée par une artiste de sa patrie. C'est donc la Britannique Emma Bell, robe blanche, cheveux d'un blanc de neige, qui prend place sur le fond de scène surélevé, encadrée par le choeur: voix large, au vibrato inquiétant sur la première intervention, et puis la puissance de la voix, la présence de la chanteuse, l'emportent bien vite. Le choeur de l'orchestre de Paris, sans doute ému par cette oeuvre si digne et si rare, est dans un de ses grands jours, surtout les femmes magnifiques de souplesse, de nuances et d'émotion.
Soldats et camarades
Remarquable aussi le petit choeur des enfants chantant des hauteurs de la Philharmonie où ils sont invisibles à la plupart, tels des anges en qui seraient changées les âmes disparues. Des deux "soldats" qui chantent d'abord l'un après l'autre puis de plus en plus souvent ensemble ("Là-bas, de bonne amitié, nous allâmes à la mort / Nous nous attablâmes, calmes et froids, avec elle / Sans lui en vouloir de renverser nos gamelles") et les mêmes choses, j'ai préféré la couleur blanche, lisse, presque figée, du timbre d'Andrew Staples, le ténor, comme s'il incarnait d'une voix de marbre le fantôme d'Owen. Christian Gerhaher, dont on connait, dans les lieder, le talent de diseur qui le rapproche d'un Goerne, d'un Pregardien, interprète presque trop, comme s'il vivait encore, avec des sentiments d'humain.
Une armée qui respire
D'autant que l'écriture de Britten est à la fois d'une force extrême et très souvent épurée (choeur diaphane au début), passant des ombres verdiennes à celles du grégorien, de scansions à la Carl Orff à une violence à la Prokofiev, utilisant un immense orchestre et un orchestre de chambre (on ne voit pas trop le passage de l'un à l'autre) mais qui sont au service des voix, de cette imparable tradition vocale anglaise dans laquelle Britten s'inscrit pleinement. Et Daniel Harding maîtrise en chaque détail, en chaque nuance, cet immense corps musical qui ressemble à une armée qui respire, éclairant la complexe superposition des pupitres au point de rendre limpide comme une tapisserie d'argent la sobre et puissante écriture d'un homme dont l'oeuvre est à la fois profondément religieuse et au-delà de toute religion, jusqu'au In Paradisum où se succèdent les enfants, les adultes, la soprano, puis le ténor et le baryton ("Dormons maintenant"): tous les hommes, ceux d'ici-bas et ceux d'en haut.
Pour que la paix soit un sommeil lucide et apaisé.
"War Requiem" de Benjamin Britten: Emma Bell, soprano, Andrew Staples, ténor, Christian Gerhaher, baryton, Choeur d'enfants (chef de choeur Béatrice Warcollier), choeur (chef de choeur Lionel Sow) et orchestre de Paris, direction Daniel Harding. Philharmonie de Paris, 15 et 16 mai.