C'est aujourd'hui ou demain. Le "vrai" anniversaire de Beethoven, ses 250 ans. Et pour fêter l'événement ce soir France Musique a eu la très bonne, même si étrange a priori, idée de demander de composer une "soirée Beethoven" à... un accordéoniste. Félicien Brut. Qui, au-delà de ses amis habituels, a élargi son cercle et a élargi aussi le cercle beethovénien à la bonne ville du compositeur, Vienne. Soirée à l'enregistrement de laquelle nous avons pu assister.
Pour Beethoven, le choix audacieux d'un accordéoniste
Il y a une raison au choix audacieux de France Musique. Félicien Brut, accordéoniste musette qui s'est pris de passion, il y a quelques années, pour le répertoire classique et qui, par son grand talent, a forcé le respect d'un nombre croissant d'interprètes de ce milieu et de compositeurs, a, pour la dernière Folle journée de Nantes (chronique du 31 janvier dernier), mené à bien un projet intitulé Neuf comme, nous disait-il alors, les 9 symphonies de Beethoven, les 9 lettres du nom de Beethoven, les 9 lettres du mot accordéon.
Projet qui demandait à neuf compositeurs d'écrire un morceau inspiré d'une oeuvre de Beethoven. Seule condition, la formation: un accordéon, une contrebasse et un quatuor à cordes puisque Brut avait noué déjà des liens solides avec le Quatuor Hermès et le contrebassiste Edouard Macarez pour son précédent projet, le premier "classique", le Paris des bretelles (chronique du 3 juillet 2018). Création de l'oeuvre Neuf, donc, en janvier, à laquelle nous assistâmes, où l'on entendait des noms connus, Thomas Enhco ou Jean-François Zygel, et d'autres bien moins. Oeuvre passionnante dans sa diversité contemporaine, même si la couleur noire, ou en tout cas gris foncé, était un peu ce qui en liait les parties. Mais Beethoven n'était pas vraiment, que l'on sache, un joyeux drille, et sa musique, aussi admirable soit-elle, met rarement le sourire au premier plan, tel un Mozart.
Une "symphonie contemporaine" qui rend hommage au maître de Bonn
Voilà donc pourquoi France Musique... Avec quelques-uns des morceaux (Carcere oscura de Fabien Waxman, In memoriam de Thibault Perrine, Tempête au Balajo de Domi (nique) Emorine, Après l'orage de Thomas Enhco) du Cd (paru depuis) joués en live et qui structurent la soirée. Mais déjà quelques impressions: à réécouter une oeuvre que nous avions prise dans les oreilles avec l'immédiateté sans recul d'une première fois, on est frappé du niveau de qualité globale de cette "symphonie en neuf parties" qui se montre digne la plupart du temps du génie à qui elle rend hommage. Et on le doit aussi à la cohérence qui inscrit cet accordéon dans le groupe le plus difficile et le plus austère de la musique classique -un quintette à cordes avec contrebasse.
De la musique d'aujourd'hui riche et passionnante à entendre
Cela est dû au talent de Félicien Brut, évidemment. Mais aussi à la manière dont nos préjugés sur le statut de l'accordéon sont aussi balayés par la manière dont les cinq "cordistes" l'accueillent, et l'on s'en tient là à un pur point de vue musical, comme ils accueilleraient en quatuor la clarinette chez Mozart ou Brahms, le piano chez Schumann ou Dvorak - et notre confrère qui traita cette alliance de mariage réussi du foie gras et du ketchup ne doit pas beaucoup aimer le foie gras non plus.
On ajoutera aussi, pour convaincre que cette soirée, quoique sous l'égide, en partie, de la musique contemporaine, est vraiment une belle soirée, qu'elle peut mettre fin à un débat vraiment stérile, qui pousse, à raison, une part des mélomanes à fuir toute création contemporaine au vu de ce qu'ils en ont déjà entendu. Débat relancé il y a quelque temps entre les tenants d'un sérialisme qu'il faudrait toujours respecter et ceux qui considèrent que ces cinquante ou soixante dernières années ont abouti à une série d'impasses. Ce Cd prouve, pour les morceaux les plus réussis (on se reportera à notre chronique de janvier), qu'il est possible d'écrire des oeuvres d'aujourd'hui en prenant en compte tout le passé musical et sans jamais le pasticher, tout en inventant une écriture où l'auditeur reçoit comme une déflagration qui met en branle tous ses sens au lieu de les assécher.
Karine Deshayes chante Schubert et lit Barbara
Au-delà, cette soirée Beethoven sera faite d'interviews joliment sensibles, d'émouvantes ou amusantes confidences, d'un climat d'amitié réelle et qui transparaît entre tous ces artistes de talent. C'est aussi autour de Vienne, la ville de Beethoven évidemment bien plus que sa cité natale de Bonn, que la musique s'entend, à commencer par cette merveille qu'est Ständchen de Schubert, chantée avec beaucoup d'élégance par Karine Deshayes - et l'on défie quiconque de prétendre que l'accordéon de Brut qui l'accompagne en solo ne fait pas oublier le piano habituel, le temps du lied...
Un Schubert qui portait le cercueil de Beethoven lors des obsèques; et qui mourra un an plus tard. En écho, le magnifique Vienne de Barbara, que Deshayes lit au lieu de le chanter, avec une simplicité très émouvante (et l'on se dit: quel texte!) Et en final le Vieux Vienne de Claude Nougaro qui réunit tous les artistes (qui donc a fait cette transcription très réussie pour quatuor à cordes, contrebasse, trompette, piano, guitare et accordéon?), chantée à voix alternées par Deshayes et le jeune Tim Dup.
Tim, Thomas, Lucienne et Thibaut
Un Tim Dup qui, auparavant, avait, de sa voix androgyne, chanté avec une grâce infinie le Göttingen, encore de Barbara (l'Allemagne natale de Beethoven) et une de ses propres chansons dont on regrettait de mal saisir les paroles (petit travail à faire sur la prononciation, cher Tim Dup, d'autant que lorsque l'on comprend, Dans le sommeil profond et l'ennui des dimanches, on se dit c'est très beau!)
Et avant, d'autres amis encore. Thomas Enhco qui nous conte joliment comment, petit garçon, il se blottissait sous le piano où son père, pianiste amateur, jouait la Sonate "Appassionata" sous forme d'un conte, là, tu vois, on entre dans la forêt, et, au-dessus, les étoiles, et voici un faon qui passe. Lucienne Renaudin-Vary, qui a bien grandi depuis Prodiges - on n'avait jamais imaginé entendre la trépidante Danza de Rossini et le Tonight de West Side Story dans des versions pour trompette et accordéon aussi toniques et cependant musicales.
Enfin, sous les doigts de Thibaut Garcia, et trouvant avec l'accordéon un équilibre sonore que la discrétion poétique de la guitare ne rendait pas évidente (et loin de Beethoven mais peu importe) ce qui semble de l'improvisation passant du tango à la samba et retour, et justement ils se nomment Eladia Blasquez l'Argentine et Radames Gnattali le Brésilien, que Garcia, complice de Brut, nous fait découvrir.
Un "défi Beethoven" relevé haut la main
Pour constater aussi que, quelles que soient les classiques joués, Félicien Brut, à chaque fois qu'on le croise, semble se sentir de mieux en mieux dans ce répertoire autre qu'il apprivoise depuis finalement peu de temps, à force de concentration, d'intelligence musicale et du sentiment aussi de le considérer comme l'un des leurs que lui renvoient de plus en plus de musiciens. Le "défi Beethoven", il le redoutait. Les décideurs de France Musique ont eu raison de le lui confier. Il en a fait avec ses amis, en ces temps si difficiles et souvent si injustes pour eux, quelque chose qui est digne de cet anniversaire et qui est digne de la musique.
Soirée pour célébrer les 250 ans de la naissance de Beethoven, présentée par Clément Rochefort, avec Félicien Brut (accordéon) et ses invités, Edouard Macarez (contrebasse), Thomas Enhco (piano), Lucienne Renaudin-Vary (trompette), Thibaut Garcia (guitare), Karine Deshayes et Tim Dup (voix) et le Quatuor Hermès. Oeuvres (entre autres) d'après Beethoven et de Schubert, Rossini, Bernstein, Barbara, Nougaro, etc. Diffusion sur France-Musique ce 15 décembre à 20 heures.
"Neuf", neuf compositions d'après Beethoven de Delplace, Waksman, d'Ollone, Perrine, Emorine, Apparailly, Zygel, Lehn, Enhco. Félicien Brut (accordéon), Edouard Macarez (contrebasse) et le Quatuor Hermès. Un Cd Mirare.