Une oeuvre en neuf parties, chacune d'un compositeur différent, chacune construite sur un thème célèbre de Beethoven : de l'Hymne à la Joie à la sonate au Clair de Lune. Cette création, baptisée "Neuf", a été initiée par l'accordéoniste Félicien Brut, chaleureusement accueillie par le public nantais.
Beethoven et l'accordéon... à deux ans près
L'idée, nous dit-il, vient de René Martin. Il est trop modeste. René Martin lui a simplement dit l'an dernier (où il était venu jouer Le Paris des bretelles que j'avais découvert à Reims quelques mois plus tôt (chronique du 3 juillet 2018) : "J'aimerais bien que vous reveniez l'année prochaine". Et Brut, perplexe : "Oui, mais Beethoven et l'accordéon, ça ne va pas être simple". Sauf qu'au détour d'un de ses récits (Brut est très bavard, raconte et se raconte entre les morceaux, et, peut-être sans le vouloir (qui sait?), car le garçon doute beaucoup plus de lui-même qu'il en donne l'impression, installe, par sa sincérité, une vraie connivence avec le public) on apprend que, Beethoven étant mort à Vienne en 1827, le brevet pour l'accordéon fut déposé dans la capitale de l'Empire des Habsbourg en... 1829. A deux ans près, Beethoven aurait-il écrit pour le piano du pauvre, lui qui écrivit si bien et si amplement pour le piano des riches?
Neuf symphonies, neuf compositeurs
C'est sans doute de cette méditation-là qu'est parti Brut, et de l'idée que... neuf symphonies et aussi neuf lettres à Beethoven et neuf lettres à accordéon! Ce n'est pas moi qui vais lui reprocher cette comptabilité de vocabulaire... Donc l'idée : neuf compositeurs approchés, avec pour consigne de s'inspirer d'une oeuvre de Beethoven, ou de tout Beethoven s'ils le souhaitent, et le miracle -qui est aussi le choix judicieux par Brut de ces neufs-là- est que cela forme un concert en neuf parties très différentes de ton même si rarement guillerette (Beethoven ne l'étant pas vraiment)
"L'accordéon, quelle idée bizarre!"
Et Brut de solliciter les créateurs pour une formation précise, un accordéon, instrument popu s'il en est, et un quatuor à cordes, la plus austère, la plus "musique pure" des formations classiques, rehaussée d'une contrebasse, ce qui ne va pas rendre l'ensemble plus rigolard. Le premier sollicité étant Fabien Waksman, sérieux professeur au Conservatoire. Dialogue : "L'accordéon, quelle idée bizarre! - C'est vrai. Et d'ailleurs cela fait plusieurs mois que je me pose la question - Moi ça ne fait que quelques minutes et a priori c'est non" Waksman changera très vite d'avis en entendant ce que Brut et ses partenaires, Edouard Macarez, l'excellent contrebassiste, et les membres du Quatuor Hermès (dont Yann Levionnois, le violoncelliste partenaire habituel des frères Capuçon, mais Omer Bouchez et Elise Liu aux violons, Yung-Hsin Lou Chang à l'alto, ne sont pas mal non plus), ont fait dans Le Paris des bretelles.
Un accordéon traité autrement
Et Waksman d'imaginer, sur la 5e Symphonie, un Carcere Oscura , c'est-à-dire la prison obscure où Beethoven se sent enfermé par sa surdité. C'est très violent, très brutal, parfois martial, violons et violoncelle presque désaccordés, sans même chercher à ce que le Pom Pom Pom Pom soit autre chose que vénéneux. On est pas loin parfois aussi de la musique du Psychose d'Hitchcock.
Mais il faut voir aussi comme Félicien Brut transforme son instrument, ou comment ledit instrument-musette (et qui est la formation de l'Auvergnat Brut) devient violent et virtuose, traité aussi différemment que possible par rapport aux a priori qui sont les nôtres, et cela tient au talent d'un interprète, à sa capacité à casser ses réflexes, à oser; pour avoir posé quelques questions au musicien après le concert, j'ai pu découvrir combien de complexes peuvent nourrir les joueurs de ces instruments considérés comme peu sérieux, trop particuliers ou trop triviaux. Le défi, me dit Brut, était excitant, mais constituait un énorme travail, difficile, stressant, par rapport à cette question toute simple, au-delà de la copie rendue par les compositeurs: l'accordéon, centre du projet, allait-il être digne de Beethoven?
Chacun ses préférences
Et j'avais envie de répondre à Félicien Brut (qui sera rassuré de jour en jour par l'accueil chaleureux du public) : ce n'est pas l'instrument qui compte, c'est ce que l'on en fait. Le piano peut être affreusement banal, le violon affreusement vulgaire. L'autre défi étant d'ailleurs aussi de proposer des morceaux assez divers pour bâtir un programme où chaque auditeur aura ses moments préférés.
Ainsi je n'ai guère été sensible au Il est là de Jean-François Zygel qui, seul à vouloir mêler différents thèmes mais trop rapidement, donne le sentiment de traiter son travail avec désinvolture. Pas trop non plus le Après l'orage de Thomas Enhco qui, s'attaquant à l'adagio de la dernière sonate pour piano (l'opus 111), cherche un peu son style. Mais l' Odieuse fugue de Stéphane Delplace est remarquable, qui, sur l' Hymne à la Joie, propose une jolie forêt sonore, nostalgique et boisée, aux couleurs chatoyantes, virevoltantes, l'accordéon y ajoutant des harmonies dansantes remarquablement écrites.
Debussy n'aimait pas Beethoven
Très beau aussi le sombre In Memoriam de Thibault Perrine où l'on reconnaît à peine la "Marche funèbre" de la 7e symphonie, quelques notes désaxées, presque abstraites, sérielles, sur l' "ostinato" du remarquable violoncelle de Levionnois. Le Depuis les ombres du jeune Corentin Apparailly, au climat triste, a la langueur élégante d'une musique de film soudain rendue inquiétante par les trois petites notes de Beethoven (celles, do-mi-sol, de la Sonate au clair de lune) que l'accordéon émet comme un cri d'alarme.
Il y avait un compositeur au début du XXe siècle qui se nommait Max d'Ollone. Je ne sais si Patrice d'Ollone en est le descendant. Partant du principe que Debussy n'aimait guère Beethoven (ce qui est son droit et n'enlève rien à son génie) d'Ollone tente Réconciliation, très belle pièce mais beaucoup plus debussyste que beethovénienne.
Un Beethoven enfin dansant
Et cependant, comme l'on soupçonne, nous dit Brut, que Beethoven savait parfois s'amuser, le Tempête au Balajo de la jeune accordéoniste Domi Emorine imagine Beethoven traînant à la Bastoche dans les années 20 et composant rue de Lappe une valse-musette endiablée sur le thème fougueux de la sonate La Tempête. Le pire, c'est que ça marche formidablement bien. Comme cette Tarentelle à Kreutzer de Cyrille Lehn, sur la sonate du même nom, qui finit le concert en apothéose, les spectateurs battant dans leurs mains. Pari réussi d'un Félicien Brut soulagé et de ses partenaires ravis, au point qu'on lui souffle l'idée de passer des Neuf (symphonies) aux Trente-deux (sonates) On ne l'a pas entendu dire non. On ne l'a pas entendu non plus dire oui.
Neuf, neuf oeuvres d'après Beethoven de Zygel, Delplace, Waksman, d'Ollone, Perrine, Lehn, Enhco, Apparailly et Emorine. Félicien Brut (accordéon) avec Edouard Macarez (contrebasse) et le Quatuor Hermès. Salle Lobkowitz à Nantes (Folle Journée) le 30 janvier. Le même programme sera donné vendredi 31 à 18 heures 15 (Lieu Unique) et samedi 1er février à 19 heures (salle Brentano)