Une de nos meilleures chanteuses, une complice de talent, pour un programme rare de mélodies françaises et de lieder allemands. Atypiques car des duos. Et même des duos a priori écrit pour la même tessiture. A priori. Bref un CD qui dégage beaucoup de charme...
Pas d'opéra, des mélodies et des lieder
On a toujours suivi Karine Deshayes, tant elle est multiple. En voici une nouvelle preuve, où elle se joint à une de ses camarades et "vraie mezzo", Delphine Haidan. Haidan est un nom mais pas une star comme la Deshayes. Elles ont cependant, depuis pas mal d'années (on aurait honte d'en dire le nombre, car on l'ignorait!), formé ce duo, Deux mezzos sinon rien, qui, forcément, va aller explorer tout un programme inhabituel car, les duos, ils sont plutôt masculin-féminin et quand ils sont féminins (chez Rossini ou dans la musique baroque), c'est soprano/mezzo ou contralto.
Mais justement: elles ont refusé de "taper" dans le répertoire opératique, d'abord parce qu'elles n'avaient qu'un pianiste à leur disposition mais aussi, on l'éprouvera en écoutant leurs CD, parce que mélodies et lieder, déroulant un unique texte de poète, offrent un répertoire "à voix égales" (dixit Haidan) alors que les opéras, étant confrontations même, reposent plus sur des échanges -Lakmé ou la Barcarolle des Contes d'Hoffmann sont des exceptions.
Un programme franco-allemand
Mais justement: une des qualités du CD de ces dames est de nous montrer aussi combien le génie des compositeurs peut transcender cette forme particulière -car plus les tessitures sont proches, et même quand elles le sont moins, il faut que les voix s'harmonisent, or ce n'est pas parce qu'on écrit "mezzos" ou "ténors" qu'il y a fusion. Elles ont aussi décidé d'être "cohérentes" (dixit Deshayes) et de se limiter, pour ce disque-là, au français et à l'allemand; mais l'on rêve aussi, à l'énoncé d'autres répertoires, de les entendre dans ces rares Duos moraves de Dvorak évoqués comme un projet possible par Karine Deshayes.
En attendant Brahms et Mendelssohn d'un côté; les pré-debussystes de l'autre, soient Gounod, Saint-Saëns, Fauré, Delibes, Massenet et Chausson.
Brahms, la nature et les poètes
On ouvre avec Brahms, on ferme avec Brahms. L'opus 61, de célèbres poètes (Les soeurs de Mörike, Phénomène de Goethe) ou moins: Kerner, connu cependant par les Kerner-Lieder de l'ami Schumann, ici Moi, petite nonne; ou Wenzig et ses Messagers de l'amour. Et, ce qu'on avait remarqué avec Beethoven (chronique du 23 novembre dernier), cette nature omniprésente où s'inscrivent les âmes: les soeurs vont par les prés en chantant, main dans la main (elles pourraient rester chez elles à broder), la petite nonne soupire après le printemps arrivé par-dessus les grilles, les deux petits agneaux qui passent dans la vallée, les deux petits oiseaux qui volent tranquillement -on comprend que la pauvre recluse n'a aucune envie de rester cloîtrée...
Le Goethe baigne dans un arc-en-ciel. Quant aux messagers de l'amour, ce sont montagnes, vents, chemins et forêts apportant les baisers d'eau fraîche de mon amoureux. Mais Brahms n'en reste pas à une élégance hautaine et morale comme Beethoven. C'est d'une tendresse infinie, avec du bonheur simple, de la tristesse, un rythme de barcarolle, une sorte d'élan joyeux et plein d'espoir. Que complète La mer, d'un autre opus de jeunesse, poème de Müller qui commence ainsi: Tous les vents dorment sur le miroir des flots et Brahms nous décrit la mer comme si c'était un enfant sommeillant.
Un "faux" duo de mezzos?
Les Mendelssohn sont de la même beauté, avec cette élégance propre à Mendelssohn, de grands poètes toujours (Heine, Eichendorff) et le même sentiment de la nature. Avant d'étudier les mélodies françaises, on fera cependant deux remarques: car le premier Brahms (surtout au début) nous fait entendre des harmonies qui ne se font pas, quelque chose d'un peu faux. Cela s'améliorera ensuite: deux voix, quelles qu'elles soient, sont plus en symbiose quand elles sont à la tierce l'une de l'autre (Pastorale de Saint-Saëns) Mais sur certain Fauré (Pleurs d'or, beau poème d'Albert Samain) à l'écriture plus complexe, cela coince encore parfois. Ou chez Chausson (La nuit) d'une écriture très riche.
C'est aussi que souvent l'on entend un "faux" duo de mezzos. Car si Delphine Haidan en a vraiment le registre (et même parfois celui de contralto, à telle enseigne que dans l'autre Fauré, Puisqu'ici bas toute âme, elle peine dans les rares aigus), Karine Deshayes, on le sait, et c'est aussi ce qui fait la richesse de son répertoire, est une mezzo qui a des aigus glorieux. Sans doute (d'où cette tessiture où elle se sent plus à l'aise) ne pourrait-elle tenir les longues phrases propres aux grands rôles de soprano. Mais ici, dans cet art très différent de la mélodie ou du lied, elle occupe la partie haute sans aucune difficulté, de sorte que, sans bien connaître pour quel type de voix ont été écrites ces oeuvres, on les entend souvent comme "pour soprano et alto" (et le Saint-Saëns cité est justement une des rares où, malgré quelques aigus, Deshayes est dans le registre qui l'a fait connaître)
Des mélodies françaises riches en découvertes
Cela signifie aussi que le timbre clair et sonore de Deshayes conduit Haidan, quand elle est a fortiori dans les graves de contralto, a être moins audible, d'autant qu'il y a un piano derrière, une excellent piano d'ailleurs, celui de Johan Farjot, qui n' "étouffe" jamais ses partenaires et se montre aussi juste brahmsien que rompu au style de la mélodie française, en évitant l'écueil de la mièvrerie.
Autre qualité, faire notre plein de découvertes: les deux Gounod, très réussis dans leur faux style "Grand Siècle" -le D'un coeur qui t'aime sur un texte de Racine, permettant à chacune des cantatrices de se faire entendre en alternance; les Fauré, d'une intense beauté, ce Chausson de jeunesse avec déjà cet entrelacs des phrases musicales qui marque la complexité de son écriture (elles y vont un peu précautionneusement, servie par la lenteur du tempo) L'autre Saint-Saëns, El Desdichado, qui est plus un fandango qu'un boléro comme l'a noté Saint-Saëns, est en espagnol, un de ces "A la manière de" que réussissait très bien le compositeur. Un très joli Delibes, Les trois oiseaux, sur un poème de François Coppée qui a du sens. Et trois Massenet d'une qualité moindre -étrange, l'écriture que Massenet inflige à Verlaine, une écriture chantournée pour le plus limpide et simple des poètes!
Un dernier point cependant en forme de reproche: la brièveté d'un CD où il eût été possible d'insérer les deux Mendelssohn qui manquent à cet opus 63 (au moins le 5e qui est dans leur tessiture) et les deux Brahms de l'opus 20 qui accompagnent La mer et qu'elles chantent par ailleurs.
Lieder et mélodies pour deux mezzos de Brahms, Mendelssohn, Gounod, Fauré, Chausson, Saint-Saëns, Delibes et Massenet. Karine Deshayes et Delphine Haidan, mezzos. Johan Farjot, piano. Un CD Klarthe