"Ce n'est pas un compositeur pour les voix" et tous les chanteurs vous le diront! Or voici que le grand baryton allemand Matthias Goerne nous fait réviser notre jugement dans un CD qu'il publie. Ainsi donc Beethoven a écrit des lieder, et qui méritent sacrément d'être (re) découverts. Revue des troupes...
Beethoven écrivait des lieder!
Et voilà donc une idée reçue qui est contredite: oui, Beethoven écrivait pour la voix, oui, il l'a fait tout au long de sa vie, d'une manière intime aussi (en-dehors de l'unique opéra, des deux messes et du doublet 9e symphonie/ Fantaisie chorale), selon une tradition peu instituée par Mozart mais que le successeur immédiat de Beethoven développera jusqu'au zénith: Schubert, faisant du lied une forme qu'aucun des grands compositeurs lié à l'école germanique n'osera négliger (même un Mendelssohn, même un Liszt, même un... Wagner, qui écrira les Wesendonck)
Et donc Beethoven, en-dehors des harmonisations des chansons écossaises ou galloises, avec au moins deux cycles, A la bien-aimée lointaine, le plus célèbre (An die ferne Geliebte) et l'opus 48, sans titre, sur des poèmes de l'obscur (pour nous) Christian Fürchtegott Gellert. Et d'autres encore, recueils brefs dont on a ici des bribes, ou lieder indépendants, An die Hoffnung (De l'espérance), opus 94 ou le beau et frémissant Adelaide (opus 46). Plus quelques-uns de jeunesse, disséminés. C'est en tout cas ce que nous propose Goerne, qui s'est adjoint un vrai, beau et jeune complice, l'ex-prodige polonais, Jan Lisiecki.
Des amours lointaines
Commençons par eux: les deux lieder que je viens de citer sont particulièrement représentatifs (et particulièrement réussis): Adelaide, portrait d'une jeune femme que le narrateur (amoureux? en tout cas fasciné) contemple au sein de la nature, un torrent, les neiges des Alpes, un jardin au printemps, les cloches argentées (des vaches?) au mois de mai... avant une conclusion tragique à l'envers. La délicatesse de l'introduction pianistique de Lisiecki, le murmure devenu peu à peu chant à mi-voix de Goerne avant l'éclat du timbre sur le dernier couplet: un modèle absolu.
Mais qui aussi caractérise Beethoven: l'amour ou la fascination amoureuse sont recueillis, même dans le cycle A la bien-aimée lointaine, courtes pièces, presque un unique chant en 6 mouvements (le 4e, Nuages sur les sommets, fait une minute!), et sans aucun des habituels éclats beethovéniens, à peine une accélération en fin de lied pour indiquer un sentiment plus intense. Ecoutez le long passage sur une note tenue du Là où les montagnes sont bleues qui tourne à l'hymne. Avec toujours cette inscription dans la nature -collines, ciel, montagnes, nuages et vent, lac au couchant, où la bien-aimée, toujours sans nom, s'efface presque. C'était, il est vrai, l'époque, où le romantisme (mouvement créé en Allemagne) s'inscrivait bien plus profondément qu'ailleurs dans les paysages.
Des obsessions philosophiques ou théologiques
Le An die Hoffnung, lui, est représentatif des obsessions philosophiques de Beethoven (ses amours blessées ou lointaines ne font pas partie du côté le plus réussi de son existence), qui s'interroge dès les premières paroles (et c'est encore inattendu en ce début du XIXe siècle): Y a-t-il un Dieu? On ne répondra pas, même on parlera de l' écho disparu des voix aimées. Il y a d'ailleurs un autre An die Hoffnung, opus 32,plus mélancolique encore, du même poète, Christoph August Tiedge, avec qui Beethoven correspondra. Et cela nous éclaire aussi sur le caractère beethovénien, loin d'un Schubert qui fait de la narration par le truchement de grands textes ou d'un Schumann qui chante l'amour (et d'abord celui de Clara) Même si les lieder de jeunesse sont un peu plus entraînants (Lied aus des Ferne, Der Liebende) Beethoven aime à se confronter aux domaines de la pensée, là où beaucoup de poètes de l'époque, dans la lignée des philosophes nationaux (de Kant à Hegel), s'interrogent sur les mystères de la vie, de la nature et de la religion, comme le fera aussi l'auteur majeur du temps, Goethe.
L'art du texte, la beauté du timbre
Les 6 lieder opus 48 le disent assez: Supplication, L'amour du prochain, De la mort, La nature à la gloire de Dieu, Gott ist mein Lied (on se croirait chez Bach!), Chant de pénitence. Etonnez-vous que ce recueil ait une réputation... un peu ennuyeuse. Mais on est dans la méditation quasi protestante, ce qui est étrange pour des lieder, qui débouchera sur l'Hymne à la joie, de paix et de fraternité.
Il faut donc un homme qui a le sens du mot pour porter tout cela; et Goerne y est remarquable. Digne héritier du grand Dietrich Fiescher-Dieskau, sans l'ombre du sourire qui éclairait parfois le chant du baryton disparu -mais est-ce le lieu, est-ce le ton? Ce sourire, c'est Lisiecki qui l'apporte, lui dans la lignée des grands accompagnateurs solistes (de Richter à Dalberto). Goerne se consacre à l'art du texte, de la scansion, servi par cette parfaite égalité de la tessiture, aigus tranchants pour ce baryton dont les graves sont toutefois un peu sourds et qui n'est pas le plus à l'aise dans les vocalises que Beethoven lui impose parfois. Mais la caractérisation, les climats qu'il trouve (pas évident du tout dans ce contexte plutôt austère), sont d'un maître au sommet de son talent. La preuve: il faut oser s'attaquer à ce répertoire, et y être sûr de ses moyens...
Un reproche cependant: textes d'explications et traduction des lieder uniquement en allemand et anglais. La "firme jaune" ne nous avait pas habitué à faire l'impasse sur notre beau pays. Comme si nous ne comptions plus que pour quantité négligeable sur la planète marchande de la musique classique. Devons-nous nous en prendre à des multinationales qui nous échappent ou à nous-mêmes?
Beethoven: Lieder. Matthias Goerne, baryton, Jan Lisiecki, piano. Un Cd Deutsche Grammophon.