L'orchestre de Paris reprenait sa saison avec une invitée de prestige, la flamboyante Khatia Buniatishvili, mais aussi avec une cheffe, Marin Alsop, la soixantaine, et qui l'a donc été à une époque où elles étaient rarissimes. Une rencontre de deux femmes bien différentes et qui a eu lieu... surtout grâce à Alsop.
Buniatishvili: l'envie d'un nouveau jugement
En fait nous allions d'abord à ce concert pour Buniatishvili. Mais pas pour les raisons habituelles, au contraire. Pour voir si nos réserves musicales étaient toujours justifiées... Loin de la fascination qu'exerce sur les foules la pianiste géorgienne (et pour des raisons qui ne sont pas toujours indiscutables, des stilettos aux robes moulantes et à la chevelure d'un noir de jais mille fois rejetée en arrière façon "je le vaux bien"), nous n'avions pas du tout aimé une Mephisto Waltz de Liszt qui n'était que technique et, dernièrement, parmi d'autres expériences, voici qu'une écoute "à l'aveugle" d'un Concerto n° 2 de Rachmaninov que nous avions trouvé bien plat et fade s'était révélée être la version de Buniatishvili.
Mais où sont les stilettos?
Mais au-delà de ces démonstrations souvent pyrotechniques -car on ne peut ôter à la pianiste une vraie fulgurance digitale- on notait ces temps-ci une évolution dans le choix des oeuvres, un retour, d'une certaine manière, à des fondamentaux où il ne suffit pas de briller (même si le piège, dans Liszt comme dans Rachmaninov, est de ne se consacrer qu'à cela): un album Schubert. En février prochain, avec le même orchestre, un concerto de Mozart. Et ce N° 1 de Beethoven où il y a largement à faire pour les doigts, mais à condition de les transformer en geste -au sens d'aventure sonore.
Elle entre. Balayée déjà l'espérance de ceux qui attendait les jambes nues, les stilettos -ils y sont mais cachés sous une robe très longue, noire-dorée-pailletée, un peu fée gentille -et voilà qu'en pleine contradiction avec nos principes on se dit qu'on préférait les tenues rouges ou bleu canard. Alsop, elle, cheveux blonds coupés court, a revêtu une tenue très Equilbey -pantalon et veste noirs aussi, la veste, seule fantaisie, avec des poignets rouges...
La pianiste, qu'a-t-elle à nous dire?
Et voilà qu'on tend l'oreille dès les premiers accords: gestes souples, ronds, main très malléable, très ductile, Alsop impose un ton chambriste, où l'énergie beethovénienne trouve une fragilité inédite, d'une belle mélancolie. Entrée du piano: toucher clair, doigts qui tricotent allègrement, petits ralentissements judicieux -d'ailleurs souhaités par Beethoven. Une aisance, une facilité, servies par la direction attentive, et même attentionnée de la cheffe et par un pupitre des bois toujours impeccable (la flûte de Vincent Lucas sera un des plus beaux éléments de la soirée). Oui mais...
Mais qu'a-t-elle à nous dire, Khatia Buniatishvili? Qu'à-t-elle à nous dire de ce concerto, le 2e de Beethoven en réalité, plus ambitieux que son jumeau inspiré par l'héritage mozartien -et une marche supplémentaire sera franchie, on le sait, avec le 3e? Qu'a-t-elle à nous dire, la belle Géorgienne, sur ce géant qui déploie ses ailes avant de vraiment s'envoler? Pas grand-chose, justement. Elle avance, et quand la poésie, la profondeur, surgissent, c'est souvent grâce à l'orchestre et parce qu'elle se met intelligemment à son diapason.
Du bien et du moins bien
Le second mouvement est le meilleur. Tout simplement parce que Buniatishvili a compris qu'avec ce genre de cantilène -Largo intensément senti, où la gravité poétique n'exclut jamais la grandeur- il faut laisser couler la musique. Elle le fait, sans génie, mais c'est joué avec simplicité et le plus de clarté possible, et de belles notes à peine suspendues -discret effet bien placé, plein d'élégance.
Mais voici que le cheval en avait assez de l'écurie. Rondo pris à toute vitesse, que même de bons musiciens ont du mal à suivre, avec une malheureuse Alsop qui court après sa soliste. D'un pianiste amateur on appelle cela "bouler". On ne le dira pas de Buniatishvili qui a trop de virtuosité mais justement: on entend à peine certaines notes, effleurées, quasi escamotées, le chant se tord, la pianiste s'enivre de ses propres pirouettes, on croit voir le Shinkansen passer devant nous ce qui est réjouissant question ferroviaire, bien moins question musicale.
Une cheffe probe mais trop discrète
Même si Chostakovitch admirait Beethoven, la cohérence des concerts est parfois un peu énigmatique; mais l'on suppose, en voyant Marin Alsop commencer à diriger sans partition, que la 5e symphonie du Soviétique est vraiment un de ses choix, et évidemment cher à son coeur. Elle va le prouver. Alsop, new-yorkaise, dont le mentor fut Bernstein -excellent point- a dirigé ou dirige des orchestres de qualité mais qui ne sont pas parmi les premiers dans leurs pays -Baltimore ou la Radio de Vienne- ou pas dans les premiers pays -Sao Paulo. Elle a par ailleurs sorti un certain nombre de Cd très honorables mais qui ne se hissent jamais non plus au premier rang.
C'est sans doute une cheffe mieux faite pour le live, d'une probité et d'une musicalité exemplaire, et que les musiciens aiment bien, visiblement, car elle a une vraie autorité mais partageuse -et en témoigne qu'après avoir fait saluer comme il se doit les nombreux triomphateurs de la symphonie -les bois, les cuivres, les harpes- elle élargit à tous les pupitres les applaudissements du public alors que les cordes sont traditionnellement oubliées.
Une vision forte, incroyablement désespérée
Surtout, ce succès est le sien: pendant 50 ou 55 bonnes minutes (car ses tempos sont assez lents), elle a imposé avec beaucoup de cohérence musicale une vision de cette symphonie d'une noirceur et d'une amertume rarement soulignées. On connait peut-être l'histoire: la condamnation de son opéra, Lady Macbeth de Mzensk, par une Pravda aux ordres de Staline oblige Chostakovitch à donner urgemment des gages et sa nouvelle symphonie est sous-titrée: Réponse d'un artiste soviétique à une juste critique. Elle fut bien reçue, ouf pour lui!, avec ses thèmes de valse de bastringue, la puissance de son finale où l'écriture des cordes laisse peu à peu la place à une fanfare conclusive absolument déchaînée. Et depuis, cette 5e Symphonie a la réputation d'être la plus "positive" des quinze.
Alsop en fait un immense chant amer et morbide. En exacerbant les lignes, en accentuant les silences, en renforçant les dissonances, en donnant au son des violons ou des cuivres une nature de cris. La valse se fait funèbre dans une ville de garnison cernée par l'hiver. On se croirait presque dans le paysage désolé du siège de Leningrad (sujet de la 7e symphonie). Installation du climat dans le long Moderato initial, sentiment désespéré dans l'ironie noire de cette valse percussive, Largo en forme de lamento presque d'avant l'agonie (qu' Alsop morcelle un peu trop, y égarant parfois le dialogue instrumental) et final d'une si triomphale violence qu'on croit voir les chars de Staline s'avancer sur nous.
L'orchestre suit. Un peu moins chez les cordes à l'exception des contrebasses. Ouverture de saison réussie. On oubliera les stilettos au profit de cette dame blonde que Paris ne connaît pas encore très bien.
Orchestre de Paris, direction Marin Alsop avec Khatia Buniatishvili, piano: Beethoven (Concerto pour piano n° 1); Chostakovitch (Symphonie n° 5) Philharmonie de Paris le 10 septembre.