Ce fut un très beau concert, l'autre soir, à la Philharmonie. Trois grands musiciens, Gautier Capuçon, Jean-Yves Thibaudet, Lisa Batiashvili, se confrontaient aux trois grandes nations de la musique de chambre, la russe, l'allemande, la française. Soient Chostakovitch, Mendelssohn et Ravel.
Thibaudet, un pianiste français...
Lisa Batiashvili, je vous en ai parlé pour l'enregistrement des concertos de violon de Prokofiev (chronique du 3 septembre dernier) Jean-Yves Thibaudet fait une carrière remarquable aux Etats-Unis en particulier où il est considéré comme le "pianiste français", c'est-à-dire aussi d'une école française basé plus ou moins sur une clarté du jeu, une précision des doigts, comme le faisait Robert Casadesus en son temps.
... ou "le pianiste français des Américains"
Mais Thibaudet, chez nous, aurait plutôt tendance à être vu comme "le pianiste français des Américains", avec quelque chose de flamboyant (d'autres dirait "de clinquant") qu'il cultive; et, alors que son répertoire est très vaste, on nous ramène souvent, en ce qui le concerne (y compris dans le programme de la soirée), au "Concerto" de Khatchaturian, à ceux de Gershwin et Saint-Saëns, oeuvres que j'estime par ailleurs infiniment mais chez nous il faut en passer par Mozart ou Beethoven (et Schubert ou Schumann) pour être vraiment respecté...
(On appuie bien d'ailleurs dans ledit programme sur le fait que "sa garde-robe de concert est due à Vivienne Westwood" Cette information-là donnée aux Français, il n'est pas sûr qu'elle aille dans le sens du sérieux requis)
Chostakovitch écrit pour son amoureuse
C'est pourquoi on était content d'entendre Thibaudet (même en trio) dans trois compositeurs, disons "intouchables". Et d'abord dans le "petit" trio de Chostakovitch, l'opus 8 d'un garçon de 17 ans. 1923: le jeune Dimitri est encore au conservatoire de Petrograd (qui n'est plus Saint-Pétersbourg) mais c'est dans un sanatorium de Crimée (la santé fragile de Chostakovitch...) qu'il compose ce "Trio" pour une jeune fille (pianiste?) dont il est amoureux. L'oeuvre (intitulée "Poème") sera créée dans... un cinéma, comme musique d'accompagnement d'un film muet. "Ce n'est vraiment pas le second Trio" murmure un de mes voisins. Certes non. Mais comme je suis adepte du verre à moitié plein (ce qui ne veut pas dire que je le trouve plein quand il est vraiment vide!) j'aime qu'un jeune génie se cherche ainsi, nous fasse entendre la mélancolie slave (références à Tchaïkovsky et Rachmaninov) mâtinée de l'âpreté, de l'ironie amère qui sera sa touche.
Une lumière incertaine
Et puis, d'emblée, c'est musicalement limpide: équilibre des pupitres où personne n'écrase personne. Et habité, exact, superbe de son, dans cette écriture souvent "deux par deux". Je ne ferais qu'un petit reproche, à Thibaudet justement, d'être parfois trop "accompagnant" au lieu de prendre toute sa part du trio.
Avec Ravel c'est autre chose. Le thème du 1er mouvement s'élance au piano dans une lumière feutrée, incertaine (beau travail de Thibaudet), une lumière même déclinante quand intervient le magnifique violon de mademoiselle Batiashvili. C'est le violoncelle qui éclairera un peu l'atmosphère, ou c'est Capuçon lui-même.
Un trio de guerre, une lutte des cordes
Mais ce mouvement ne peut échapper au contexte du temps. 1914. Le commençant au mois d'avril, dans l'insouciance du printemps (mais Ravel n'était jamais insouciant), le compositeur l'achève au mois d'août, dans les moments les plus inquiétants du début de la guerre, qui précèdent immédiatement la bataille de la Marne. Même s'il a été composé avant, le premier mouvement sombre dans le "loup et chien" d'une aube grise, où Batiashvili est magnifique, comme si tout s'organisait autour du violon.
Il faut voir aussi comment Gautier Capuçon la regarde, semblant fasciné par son engagement, alors que lui-même est impérial de son et de musicalité. Dans le second mouvement, un "pantoum" (cette forme poétique étrange d'origine malaise), il y a des traits fulgurants des deux cordes comme des tirs de flèche où Batiashvili ose un son moins rond, presque rauque.
Comme le gris d'une marche de mort
Le mouvement lent, déchirant, retourne à la lumière grise d'une marche de mort, et cette fois Thibaudet, que sa place (dans un trio avec piano, toujours derrière les cordes qui, elles, peuvent s'observer) tend évidemment à exclure, est parfaitement dans cette progression incertaine. Il n'a pas un son particulier mais une légèreté de touche et une infaillible présence, face au lyrisme de Capuçon et à la présence de Batiashvili. Le dernier mouvement commence dans les graves du piano et explose ensuite dans ce que Ravel (car ce mouvement-là est forcément "de guerre") résume ainsi: "Je n'ai jamais autant travaillé, avec une rage plus folle, plus héroïque".
Lui à qui on avait refusé qu'il allât au combat... (voir ma chronique du 15 décembre 2015)
Au moins, quand le "Trio" fut créé le 28 janvier 1915, son auteur était-il vivant.
Un Trio naît devant nous
Au moins aussi, devant nous, un trio est-il né, le trio Thibaudet-Batiashvili-Capuçon. Et il y en a peu, d'artistes qui ont une telle carrière soliste.
Le "Deuxième trio" de Mendelssohn confirme cette heureuse aventure. Fougue, plaisir de jouer ensemble, lyrisme; et à de certains détails décrypter qui, secrètement, est le pivot. Voir la manière nette, juste, dont Batiashvili et Thibaudet lancent l'oeuvre, puis la manière dont l'entrée de Capuçon, par la force de son jeu, la dynamise encore plus et dynamise ses camarades.
Mendelssohn ou le romantisme heureux
Ce "Deuxième trio", peu joué, et encore moins que le "Premier", confirme la place injuste que Mendelssohn occupe encore, parce qu'il est le représentant d'un romantisme heureux, ce qui nous paraît parfaitement contradictoire. Cela n'interdit pas les ombres, les nuages, voire la tragédie. Mais après l'orage le beau temps revient alors que chez un Chopin, par exemple, à l'orage succède la neige...
L'hommage aux victimes des attentats
Le mouvement lent est très typique de Mendelssohn, avec ces vagues sonores toujours contrôlées, ces épanchements qui n'élèvent jamais la voix. Thibaudet est d'une légèreté d'elfe dans le scherzo qui rappelle "Le songe d'une nuit d'été". Le dernier mouvement démarre au violoncelle sur le thème connu d'un choral luthérien que Mendelssohn transforme... en du Mendelssohn. Puis entre le violon; et enfin le piano. Equilibre parfait des trois musiciens. Et Gautier Capuçon qui regarde ses partenaires avec beaucoup de tendresse.
Comme s'il n'était pas responsable du plaisir que nous avons pris à les entendre. Lui qui, en ce soir d'anniversaire des attentats, nous rappellera combien la musique est source de paix, les trois nous jouant comme une offrande le "Rien qu'un coeur solitaire" de Tchaïkovsky.
Source de paix: acceptons-en l'augure.
Concert de Jean-Yves Thibaudet (piano), Lisa Batiashvili (violon), Gautier Capuçon (violoncelle): Chostakovitch (Trio n° 1), Ravel (Trio), Mendelssohn (Trio n° 2) Philharmonie de Paris le 13 novembre.