Un Cd bourré de charme, paru il y a quelques mois mais auquel on a envie de revenir souvent! Les musiques de Nino Rota pour les films de Fellini: mais dans une version différente, "classique" au vrai sens du terme puisque c'est Riccardo Chailly qui les dirige à la tête de l'orchestre de la Scala de Milan, dans une approche délibérément symphonique.
Pas que des films: des opéras, des symphonies, des concertos...
Il faudrait déjà éclairci ce paradoxe, auquel Nino Rota échappe en partie, mais de justesse. Je vous avais recommandé il y a plus de six ans (décembre 2013, sur Culturebox, avant même l'existence de ce blog) un double album consacré à la musique symphonique et concertante (trois concertos pour violoncelle, celui pour harpe) du compositeur "de Fellini" qui a écrit tant d'autres choses. Dont onze opéras (Un chapeau de paille d'Italie, Naples millionnaire, La nuit d'un neurasthénique), énormément de musique de chambre, des concertos pour des instruments plus rares (tuba, trombone ou contrebasse), des mélodies; mais c'est sa collaboration fidèle avec Fellini que l'on retient. Sa musique "classique" est à peine plus savante pourtant -je veux dire à l'écoute des tendances de son temps, donc un peu moins mélodique, mais sans se couper d'une attention à l'auditeur qui, peut-être, à l'époque, et dans son pays où Nono, Maderna, Berio, Sciarrino, tenaient le haut du pavé, le ramenait cependant à un destin plus proche d'un Ennio Morricone (le "tube" mondial qu'il écrivit pour Le Parrain n'arrangeant pas ses affaires...)
La musique italienne du XXe siècle ostracisée?
Au moins Fellini ou Coppola l'auront maintenu à la postérité. Car c'est une autre étrangeté qui dépasse Rota et qui l'englobe: cette sorte d'oubli ou d'indifférence dans laquelle ont plongé et la musique italienne et les compositeurs italiens depuis la mort de Puccini. On ne parle même pas des "véristes", les Alfano, Giordano, Cilea ou Zandonaï qui, d'Andrea Chenier en Adriana Lecouvreur, ont encore la (vague) faveur des scènes lyriques (quand ce sont Marcelo Alvarez ou Anna Netrebko qui les chantent). Mais plutôt des Pizzetti, Malipiero, Montemezzi, Wolf-Ferrari, Casella, tous largement aussi bons que les Britanniques que l'on s'est évertué ces dernières années à ressortir (dans la lignée d'Elgar) sans parler des Ghedini, Lualdi (pas l'actrice), Lattuada (pas le metteur en scène) ou Rocca, dont les noms ne disent quelque chose qu'à quelques érudits de la Péninsule.
Heureusement Mussolini n'était pas musicien
Comme si l'on reprochait à tous d'avoir continué à composer sous le fascisme, sans qu'aucun d'eux (à ma connaissance) ne se soit signalé par un " collaborationnisme" éhonté, d'autant que ni Mussolini ni ses proches n'avaient la passion musicale d'un Hitler ou d'un Staline, de sorte qu'à moins de faits notoires de résistance on laissa les compositeurs à peu près tranquilles: ainsi la création du Vol de nuit de Luigi Dallapiccola le 18 mai 1940 (en pleine débâcle française face à l'Allemagne) rendait hommage au roman de Saint-Exupéry qui s'apprêtait à partir aux Etats-Unis et à devenir une figure de la Résistance. On ne sache pas que Dallapiccola ait été inquiété, comme il ne le fut pas non plus pour ces Canti di prigionia de la même année, réponse directe aux lois raciales que Mussolini avait fini par faire voter.
Des "suites de films" comme des suites de ballets
Pendant ce temps Rota enseignait, composait, s'essayait ponctuellement aux partitions de cinéma avant de croiser -en 1952- un jeune réalisateur, Federico Fellini, qui tournait son premier film à part entière, Le cheikh blanc. La petite trompette de La Strada, la petite marche de Huit et demi, sont désormais dans toutes les mémoires comme d'autres inoubliables refrains que l'on identifie moins à tel film, et justement le Cd de Chailly nous en donne quelques clefs.
Il a déjà ceci d'original qu'il n'est pas une compilation de toutes les musiques de Rota pour Fellini -26 ans de collaboration jusqu'à Prova d'orchestra suivi de peu par la mort du compositeur. Il s'agit, d'une certaine manière, de "suites de films" comme il y a des suites de ballet. Suffisamment longues (de 11 à 22 minutes) pour nous faire pénétrer dans un univers imagé que le thème le plus célèbre de chaque oeuvre ne suffirait pas à provoquer. Remarquable choix, de plus: les deux qui ont rendu le duo glorieux, La Dolce Vita et Huit et demi, ce chef-d'oeuvre de nostalgie qu'est Amarcord (Je me souviens/ Io mi ricordo, en dialecte de Romagne), l'étrange Casanova (et ce film que je n'avais pas tellement aimé, la musique de Rota m'a donné envie de le revoir); enfin Les clowns où, à force d'élégance et de respect de son propre style, Rota réussit à renouveler la parade, à l'unisson d'un Fellini qui transforme son documentaire en un hommage bouleversant à l'univers de ces personnages qui ont modelé son imaginaire.
L'hommage aux cuivres et aux grands du XXe siècle
Ce qui est beau aussi, c'est que l'on redécouvre comment Rota s'inscrit dans la lignée des compositeurs de son temps, dont beaucoup ont utilisé ce style entre jazz et bastringue, et pas forcément pour des oeuvres mineures. La Complainte de Mackie Messer de l'Opera de Quat'sous (que Rota réadapte dans La dolce Vita) est une des plus belles pièces de Kurt Weill. Et si les opérettes ou suites de jazz de Chostakovitch sont plus anecdotiques (mais supérieurement écrites), la manière dont Stravinsky orchestre Petrouchka élève très haut le niveau auquel les trompettes, les saxophones, tous ces instruments qui font "pouet pouet" et ne sont trop souvent considérés par leurs amis les cordes (et même aussi par les vents plus veloutés) que comme mettant quelques couleurs populaires dans des partitions autrement tenues, sont capables d'accéder. Suivront un Gershwin, un Ravel, un Prokofiev, même un Debussy à la fin de sa vie. Rota s'inscrit dans cette lignée (le Galop de Huit et demi commence comme la Danse du sabre de Khatchaturian) avec une science imparable de l'orchestration, aussi légère et transparente que pleine de scintillements d'étoiles.
Haute couture mais "à l'italienne", jamais guindé
C'est d'ailleurs le seul reproche que l'on fera, que parfois les arrangements (dans La dolce vita) fassent un peu trop "grand orchestre": l'exercice y est moins réussi que dans Casanova, peut-être d'ailleurs parce que cette partition aux couleurs faussement baroques ou orientalisantes nous est moins connue. L'orchestre de la Scala et son chef donnent des habits "haute couture" à ces musiques où (un peu comme chez Schubert) Rota, en modulant constamment, rend le sourire et la grâce si proches des ombres et des larmes; mais justement: cela n'est jamais engoncé, jamais raide, c'est à l'italienne, comme un Mastroianni sur la plage d'Ostie qui, la chemise déboutonnée, le noeud papillon oublié, le visage fatigué par les excès de la nuit, ne perd rien de sa troublante élégance.
Chailly tout jeune dirigeant Rota
Riccardo Chailly a gardé une immense tendresse reconnaissante à ce petit homme qu'il eut, tout jeune chef de 21 ans, l'honneur de diriger dans son Concerto pour piano. Cette tendresse, il nous la transmet, en y ajoutant une autre bonne nouvelle: l'hommage à Rota est le début d'un hommage aux Italiens méconnus, Cherubini ou Respighi en premier lieu, "qui sont déjà en boîte". Souhaitons que Chailly puise pour la suite dans la petite liste que j'ai esquissée. Sans oublier l' "autre" Rota -comme ce bijou de Concerto-soirée qui ressemble à un smoking pour piano et orchestre.
Nino Rota: Musiques pour les films de Federico Fellini (Amarcord, Huit et demi, La Dolce Vita, Il Casanova, Les clowns). Orchestre de la Scala de Milan, direction Riccardo Chailly. Un album Decca.