Un beau concert l'autre jour avec une programmation très originale qui nous a permis de prendre d'excellentes nouvelles du Philharmonique de Radio-France. Le XXe siècle à l'honneur (Boulez, Martinu et Respighi), une soliste de talent (Sol Gabetta) et un Mikko Franck particulièrement à l'aise devant des musiciens en grande forme.
Paul Sacher, le grand mécène
Ils entrent à sept, l'un d'eux, Jérémie Maillard, prend la place centrale devant nous, les autres l'encadrent, en demi-cercle. Ils ont nom Pauline Bartissol, Marion Gailland, Renaud Guieu, Karine Jean-Baptiste, Jean-Claude Auclin, Nicolas Saint-Yves. Ils sont violoncellistes, tous membres de l'orchestre, l'un d'eux a été désigné pour jouer la partie soliste de "Messagesquisses" de Pierre Boulez: une pièce concise, 7 minutes, "pour violoncelle principal et six violoncelles", commandée à Boulez par Rostropovitch pour les 70 ans de Paul Sacher.
A Boulez et à d'autres: à Dutilleux, à Lutoslawski, à Berio, à Britten. Sacher était ce mécène mélomane, héritier, si ma mémoire est bonne, des laboratoires Hoffmann-Laroche et qui, dès sa jeunesse, mit son immense fortune au service des musiciens, commandant des oeuvres à Bartok, Honegger, Stravinsky, Dutilleux, Martinu, Britten, Hindemith et tant d'autres. Le principe des pièces commandées par Rostropovitch (un prêté pour un rendu!) étant que le thème soit le nom même de Sacher, selon la graphie allemande qui attribue des lettres aux notes. Sacher, c'est donc mi bémol-la-do-si-mi-ré. Après, chacun fait ce qu'il veut...
La fulgurance de Boulez
Une note principale est reprise par des archets à peine effleurés. Le nom de Sacher est scandé gravement. Jeux sur l'archet, les pizzicati, aucune phrase ne dure plus de trois secondes, à la manière de Webern, un des compositeurs favoris de Boulez. Les musiciens frappent les cordes comme si tombait de la pluie. A ce stade on se dit qu'on est dans la stricte musique contemporaine, un peu agaçante dans sa radicalité.
Mais comme Boulez a du génie, voici que le violoncelle solo se déchaîne, chef de bande aussitôt suivi par ses six camarades, proches et différents dans ce qu'ils jouent. C'est haletant, sauvage, très moderne de forme mais écrit avec une magnifique science de l'instrument, de l'effet qu'il produit. La puissance et l'énergie des instrumentistes, de l'écriture qu'ils défendent, transforment l'oeuvre en une étude où les violoncelles deviennent à l'oreille violons, contrebasses, altos, nous laissant constamment sur le qui-vive, avant que tout retombe. Frémissement de la corde, épuisée. Un grondement, la course reprend trente secondes, s'arrête.
Nostalgie tchèque de Martinu
Rostropovitch ne créera pas "Messagesquisses", le jouera-t-il jamais? Le créateur sera Pierre Penassou, le violoncelliste du Quatuor Parrenin.
Justes applaudissements à Maillard et ses camarades. Mikko Franck n'est pas encore là mais c'est lui, forcément, qui a décidé cette oeuvre-là, décidé, deux ans après la mort de Boulez, de commencer à explorer ce qu'il laisse, Boulez n'étant plus là pour défendre son oeuvre, lui qui le faisait si bien ou choisissait ceux qui avaient cet honneur.
Et par une ironie qu'on ne jugera pas, Boulez est suivi par un compositeur aussi différent de lui que possible et qu'il n'aura sans doute jamais joué: Bohuslav Martinu, qui traîna en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Suisse enfin, l'éternelle nostalgie de sa Bohème. J'aime infiniment ce compositeur prolixe dont on reconnaît en quelques secondes la rythmique si particulière, les tournures de phrases, l'intense lyrisme qui s'interrompt tout à coup, par excès de pudeur. Ce concerto numéro 1 pour violoncelle est, au demeurant, une oeuvre magnifique, que Sol Gabetta joue par coeur, preuve qu'elle l'aime infiniment et sait le défendre. Le son est profond, le premier thème lancé avec entrain, le second est tout de mélancolie diffuse, réminiscence (hautbois et violoncelle solo) du pays natal, et Gabetta le joue à fleur d'archet, sans insister, laissant le chant s'épanouir.
Gabetta et Franck, complices
Mikko Franck, ce tout petit homme qui, pour des raisons de santé, a besoin parfois de diriger assis, est à une tête de sa soliste et c'est très beau de les voir échanger des regards, des impulsions, Franck soignant les équilibres pour qu'on ne perde jamais sa soliste dans le mouvement lent, qui est comme la "Nouveau Monde" de Martinu, le violoncelle soutenu par le pupitre des vents décrivant dans une longue méditation, frémissante et presque immobile, un paysage de grands espaces où les forêts américaines prennent les couleurs sombres de l'Europe centrale. Le dernier mouvement est virtuose, dansant, moins profond. Sol Gabetta et Mikko Franck s'embrassent, et nous régalent d'une belle transcription de l'air de Lenski dans "Eugène Onéguine"; et c'est vraiment le violoncelle instrument si proche de la voix humaine que l'on entend.
L'originalité d'un programme
On s'en souvient, il avait été question de fusion entre les deux orchestres de la Radio quand Mathieu Gallet était le P.D.G. de Radio-France (grande grève de 2015). Il n'en est plus question, semble-t-il. D'autant que deux orchestres pour une radio nationale, ce n'est rien de trop. Les Anglais, les Allemands, même les Italiens, sont dans ce cas de figure, sauf que les orchestres en question sont délocalisés (voir, en Allemagne, l'orchestre de la Radio Bavaroise, de la Radio de Berlin, de la Radio de Francfort, de la Radio de Hambourg, etc.) On voit bien avec un concert comme celui-ci que le Philharmonique va explorer souvent des territoires plus rares, le National restant dans des programmes plus classiques. C'est a priori cela, mais avec des nuances, évidemment...
Finir avec deux poèmes symphoniques de Respighi et les élever au rang de partitions essentielles, c'est une mission, et une réussite. On connait mal les Italiens du XXe siècle, comme si la musique italienne s'était arrêté à Puccini. Peut-être les Casella, Malipiero, Dallapiccola, Pizzetti, ont-ils souffert de la présence fasciste, alors qu'ils l'ont subie plus que soutenue.
Jeux d'eau des fontaines romaines
Respighi consacre deux poèmes symphoniques à sa ville de coeur, Rome (il était bolognais). "Les fontaines de Rome" datent de 1917: c'est la description d'une journée romaine, ponctuée, de l'aube au crépuscule par des visites à la "Fontaine du Triton", à celle de la Villa Médicis. Ecriture impressionniste, d'un admirateur de Debussy (en moins inspiré), joliment imagée (les jeux d'eau du Triton qui rappellent "Le festin de l'araignée" d'Albert Roussel avant que ne sonnent, le soir, les cloches de la Trinité-des-Monts). Et le Philharmonique fait ruisseler la qualité de ses solistes sous la baguette d'un Mikko Franck chef d'armée de cette immense troupe, comme un petit général qui sait parfaitement où il va.
La musique de péplum de Respîghi
"Les pins de Rome" (1924) prend prétexte de l'arbre-roi pour plonger dans la mémoire romaine: cris d'enfants contemporains (comme ceux de "La Bohème" de Puccini), plongée mystérieuse ensuite dans les Catacombes (formules archaïsantes, trompette sévère sur fond de violoncelles et de contrebasses), nocturne avec chant de rossignol (réel!) avant une marche des légions antiques, page magnifiquement construite dans un immense crescendo que Franck déploie d'une baguette souveraine; on se dit que ce serait une admirable musique de péplum, tout en s'interrogeant un instant: hommage aux glorieuses armées contemporaines de Mussolini ou ironique rappel de la vraie grandeur antique comparée aux rodomontades du Duce? Respighi ne répond pas mais il est dans l'air du temps, des premiers temps du fascisme...
Mais le public de 2018, ne se posant aucune de ces questions métaphysiques, fait un triomphe au petit général finlandais dont les légions se sont tant amusées à jouer ensemble, à frapper le plus fort et le mieux possible.
Orchestre Philharmonique de Radio-France, direction Mikko Franck: Boulez (Messagesquisses pour sept violoncelles, violoncelle solo: Jérémie Maillard) Martinu (Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre, soliste: Sol Gabetta) Respighi (Les fontaines de Rome. Les pins de Rome) Auditorium de Radio-France le 6 avril
Sol Gabetta vient d'enregistrer le 1er concerto de Martinu avec le concerto d'Elgar. L'orchestre Philharmonique de Berlin qui l'accompagne dirigé par Sir Simon Rattle (Elgar) et Krzysztof Urbanski (Martinu) Un Cd Sony Classical