Il est passé un peu inaperçu, le bicentenaire de la naissance de Clara Schumann au mois de septembre. Encore plus que celui d'Offenbach au mois de juin. Première femme à mener une carrière de virtuose à travers le monde, mais aussi compositrice de talent à qui Isata Kanneh-Mason (la soeur de Sheku, voir ma chronique du 5 mars) rend un vibrant hommage.
Clara Schumann, la découverte d'une compositrice
On pourrait croire, quand on reçoit le disque qu'il s'agit de l'hommage d'une pianiste à une autre pianiste. Mais c'est beaucoup plus, et beaucoup plus aussi que l'hommage (mérité, assumé par Kanneh-Mason) d'une femme à une autre. C'est une compositrice que l'on découvre, dans le temps complet et varié d'un Cd où elle est seule en course et non, comme souvent, associée au mari, au (peut-être) amant, à tous ceux qui l'entourèrent, ne serait-ce que par l'âge, en ce siècle romantique si fertile en grands noms qu'elle aura servis sur le clavier avec dévouement -mais aussi parce que, mère de huit enfants, et veuve, il lui fallait bien (rare femme en ce temps-là et de cette origine-là) gagner sa vie.
Une musique pleine de tenue et d'ambition
Et il faut passer sur le sous-titre du Cd -Romance- qui nous détournerait du contenu en nous faisant croire à quelque musique salonnarde pour jeune pianiste pâmée. Car, sans que la musique de Clara n'atteigne évidemment la beauté géniale de celle de Robert, ou de Brahms, ou de Chopin (on ne découvre pas un génie méconnu), elle a suffisamment de parfum, de tenue, de corps, d'ambition, de talent à vrai dire pour exister en soi, et c'est à l'honneur d'Isata Kanneh-Mason de nous le prouver, aussi bien par le choix des oeuvres que par les ressources pianistiques qu'elle y met, qui sont aussi la découverte d'une pianiste qu'on a, à la fin de l'heure de Clara, envie de réentendre (dans le répertoire qu'elle souhaite!)
Une femme de l'époque devait-elle composer?
Etrange destin cependant d'une Clara, cette compositrice précoce, qui semble avoir cultivé cette flamme pendant toute sa jeunesse et durant son mariage (alors qu'elle avait largement commencé sa carrière de pianiste, qui la conduisit en particulier à défendre le nombreux corpus d'oeuvres géniales écrites pour elle par Robert, puisqu'un accident à la main les empêchait de les jouer lui-même), mais qui s'arrêtera bizarrement de composer à la maladie de l'époux et à sa mort (en 1856) alors qu'elle avait encore 40 ans à vivre et qu'elle continua de les vivre en virtuose!
Oui, comme si (et on le lit entre les lignes des remarques sur Clara distillées par sa pianiste), décidément, une femme ne pouvait composer, ne pouvait faire grand-chose (écrire peut-être, vieille tradition épistolaire d'une moitié de l'humanité qui devait bien trouver à s'occuper!) et que lesdites compositions ne fussent que des ouvrages de dames (c'est moi qui emploie l'expression), destinés, comme cette ambitieuse Sonate (une vingtaine de minutes),qu'elle composa pour Robert -son cadeau de mariage, il n'était pas encore blessé!- et qu'il lui demanda (explique Isata Kanneh-Mason) "de ne pas publier mais personne ne sait vraiment pourquoi" On craint cependant de le deviner, ce n'était pas convenable ou, pire, malgré l'amour que Robert portait à Clara, cela aurait pu faire de l'ombre à l'oeuvre du mari. Bref la sonate, demeurée inédite car Clara respecta le voeu de Robert jusqu'à sa propre mort (sauf pour le Scherzo), ne fut retrouvée qu'il y a une vingtaine d'années.
De qui est-ce? Mendelssohn, Chopin?
Cette Sonate conclut le Cd qui commence par le Concerto pour piano en la mineur, tonalité aussi du Concerto de Robert. Mais ce n'est pas Clara qui a copié: son Concerto à elle, elle le commença à l'âge de 13 ans, le créa elle-même à 16 ans avec l'orchestre du Gewandhaus de Leipzig et c'est son chef, Felix Mendelssohn, qui la dirigeait. Robert n'était pas encore dans le circuit, on était en 1835. Brigitte Engerer avait enregistré le Concerto de Clara au début des années 2000, le couplant avec celui de Robert: était-ce un service à rendre à la jeune fille que d'imposer la comparaison avec le chef-d'oeuvre du mari?
Il n'empêche: bien malin qui pourrait imaginer qu'une adolescente a écrit cette oeuvre très agréable, très chantante, virtuose à souhait ("La partie soliste regorge de sauts énormes et de passages en octaves délirants", indique Kanneh-Mason) avec parfois quelques longueurs ou remplissages (à la fin du premier mouvement) mais avec de grands bonheurs d'écriture (ce solo de violoncelle qui accompagne le piano dans le mouvement lent -tiens, tiens, le cher Brahms a fait la même chose dans son Second concerto pour piano!). Et l'on peut s'amuser au jeu du "De qui est-ce?": Mendelssohn, Chopin, Schumann lui-même? L'orchestration, charmante et légère (mais avec des maladresses) nous renvoie aussi à Mendelssohn (et après tout Chopin, dans ses deux concertos pour piano, était plutôt moins à l'aise avec l'orchestre que la jeune Clara)
De Schumann, peut-être?
Le jeu du "De qui est-ce?" s'accentue avec les trois "Romances opus 11" qui, là aussi, date de l'avant-Robert et d'une jeune femme de 20 ans: la 1e, Mendelssohn, Chopin, Schumann ou Brahms, la 2e (trop longue) peut-être Tchaïkovsky, peut-être Grieg? Même hésitation sur la 3e. Le beau 2e scherzo est un scherzo non pas de Chopin mais qu'aurait pu écrire Schumann. Comme ces transcriptions des deux lieder de Robert (Widmung et Mondnacht) que Clara a transcrites, respectueusement, sans la signature échevelée (dans Widmung) d'un Liszt.
Oui, de Schumann. Clara Schumann!
Et c'est finalement dans les autres Romances pour violon et piano (avec le joli violon, trop sage, d'Elena Urioste) et surtout dans la Sonate en sol mineur (le premier mouvement aussi long que les trois autres, qui démarre comme du Beethoven et continue comme du Mendelssohn!), et même si l'on croise encore toutes ces "influences" (on y ajoutera une phrase reprise par César Franck in extenso!) qu'on rend les armes, qu'on cesse de chercher en se résolvant à ceci: Clara Schumann fait du Clara. De manière moins nette que d'autres grands, avec une personnalité bien plus influençable aux sons et aux styles de l'époque, une élégance délicate que la virtuosité n'étouffe jamais (peut-être devrait-on la qualifier, cette virtuosité, de féminine), un sens du chant moins flamboyant, plus réservé mais non moins présent, que chez ses amis déjà cités.
Et l'on remerciera Isata Kanneh-Mason pour la souplesse de son jeu, son art de varier les climats, la manière dont elle allie puissance et délicatesse (la brutalité qu'on sentait poindre dans le concert avec son frère a quasi disparu ici), toutes qualités qui rendent vraiment hommage à une Clara Schumann "pas oubliée mais qui avait besoin d'être redécouverte" Et la pianiste d'ajouter: "Ce n'est pas juste un disque pour le bicentenaire". Lui laissera-t-on tenter une intégrale?
"Romance". Clara Schumann: Concerto pour piano opus 7. 3 romances pour piano opus 11. Scherzo n° 2 pour piano opus 14. 3 romances pour violon et piano opus 22. Widmung (d'après Schumann). Mondnacht (d'après Schumann). Sonate pour piano en sol mineur. Isata Kanneh-Mason, piano (avec Elena Urioste dans l'opus 22 et dans l'opus 7 l'orchestre philharmonique royal de Liverpool dirigé par Holly Mathieson) 1 disque Decca