Mariss Jansons et ses musiciens bavarois rendent à Chostakovitch sa puissance et son désespoir

Mariss Jansons C) Alexei Danichev / Sputnik

Une des meilleures phalanges allemandes, l'orchestre symphonique de la Radio bavaroise, était à Paris ces jours-ci, défendant, grâce à son chef Mariss Jansons et à sa propre cohésion, un Beethoven étonnant et un Chostakovitch incroyable.

Les tranchantes attaques d'un chef

Déjà la première phrase (de l'ouverture d' Euryanthe de Weber) est fulgurante: le bras de Jansons impose une attaque tranchante et, dix secondes plus tard, une conclusion à couper le souffle. Ce Weber-là, en huit minutes, est teinté de l'esprit qui rôde, celui de Schubert, de Beethoven, d'un romantisme allemand qui naît, avec ses couleurs de forêt, la précision martiale de ses accords. Un Weber qui se tient droit, éclatant, à peine remarque-t-on des violons un peu épais, cela s'améliorera par la suite. On est entre la puissance beethovénienne et le chant berliozien, et Jansons, cela est appréciable, ne néglige à aucun moment cet "apéritif" dont il cisèle avec une extrême précision la moindre phrase.

L'énergie retrouvée de Mariss Jansons

Il était entré cependant à petits pas, homme de 76 ans fatigué, qui avait dû annuler pendant les trois mois d'été tous ses concerts. C'est toujours le miracle des chefs que, même âgés, ils retrouvent leur énergie dès qu'ils sont sur leur estrade, comme si l'orchestre face à eux les nourrissait d'une sève nouvelle.

Ouverture, concerto, symphonie: on a longtemps glosé (un peu moins désormais) sur cette trilogie sacrée des concerts d'orchestre en lui reprochant de sentir la poussière, et pourtant on y est toujours. Mais ce programme-là signe la formation d'un des très grands chefs de ce temps: Jansons, né soviétique (à Riga, Lettonie), étudie à Leningrad puis se perfectionne à Vienne.  La Vienne de Beethoven, la Russie de Chostakovitch. Etonnant d'ailleurs qu'on ait autorisé le jeune homme, dans ces lugubres années 60, à passer à l'Ouest pour y poursuivre son cursus, et avec Karajan s'il vous plait. Cela en fera d'ailleurs, avant la chute du mur, un chef qui réunira les deux Europe, se plaçant à Leningrad dans la grande ombre d'Evgueni Mravinsky dont son père, Arvid, chef d'orchestre lui aussi, était l'assistant, et prenant en 1979 (à 35 ans) la direction du modeste Philharmonique d'Oslo dont il fera une phalange qui compte.

Rudolf Buchbinder en concert... à Ankara C) Mehmet Ali Ozcan / Agence Anadolu

Un pianiste délié, précis, un Beethoven de 25 ans

Le 2e concerto pour piano de Beethoven est en réalité le premier écrit mais publié après son cadet. Il est moins "beethovénien" que l'autre, on pourrait même croire parfois à un concerto retrouvé, posthume, de Mozart. Pourtant Rudolf Buchbinder, pianiste pas très connu chez nous mais star dans son pays, l'Autriche, est d'accord avec Jansons pour qu'on ne pense absolument pas que c'est du Mozart. Dans l'introduction orchestrale on a le sentiment d'une légère accélération. Sentiment seulement: l'orchestre respire large. Le jeu de Buchbinder surprend dès son entrée: c'est vif, précis, détaché, sans pédale, sans s'appesantir, net et lisible. Et si lisible que les mains ont la même valeur sans gêner ce qu'elles ont à dire. Travail de précision, comme sur la balance d'un orfèvre. Et surtout pas de rubato, de ralenti, d'accentuation d'une note ou d'une phrase, alors que c'est si tentant. Jansons n'est pas en reste, l'orchestre (cordes, flûte, hautbois, bassons, cors) traduit cet affirmation de soi d'un homme de 25 ans, en parfaite harmonie avec ce que joue le pianiste et en étant un peu plus qu'un rôle d'accompagnateur.

De Ludwig  van à Johann Strauss

Mouvement lent très beau, emporté et tendre, fougueux mais avec un sens remarquable du silence. Bois magnifiques dans leur accompagnement du piano, poésie méditative, clair de lune déjà romantique. Dans le rondo final les doigts de Buchbinder se jouent avec entrain du déséquilibre rythmique -note brève-note longue-, l'orchestre s'ébroue, chacun va dans la même direction... viennoise! On sera sombre plus tard, quand on sera vieux.

Et en bis, pour nous montrer qu'il a d'autres cordes à son piano, Buchbinder nous propose une flamboyante transcription de Johann Strauss, d'un certain Beau Danube bleu...

Dimitri Chostakovitch C) FineArtImages / Leemage

Un sens ensoleillé du chant

L'orchestre de la Radio bavaroise, que Jansons dirige depuis 16 ans est un des plus jeunes d'Allemagne: 70 ans à peine. Sous l'autorité de chefs comme Eugen Jochum, Rafael Kubelik, Colin Davis ou Lorin Maazel, il a dépassé en notoriété le (plus) vieil orchestre philharmonique de Munich, grâce, certes, à la fameuse cohésion allemande mais aussi à un sens ensoleillé du chant chez les bois et les cuivres -et même chez les cordes- qui assument leurs soli sans jamais, attentifs aux chefs, en faire un morceau virtuose. Ce sera dans une 10e symphonie de Chostakovitch asphyxiante qu'ils nous prouveront la hauteur de leur talent et Jansons l'incroyable pouvoir qu'il impose à ses troupes.

Les interrogations de Chostakovitch... et de la censure

Symphonie difficile, mal aimée. Elle date de l'été qui suivit la mort de Staline. Après l'accueil morose de la 9e symphonie au sortir de la guerre et le "Scud" lancé par l"idéologue Jdanov à un groupe de musiciens dont faisaient aussi partie Prokofiev et Khatchaturian ("Ils incarnent le courant formaliste et antinational"), Chostakovitch se tait, se fend d'un oratorio profane, Le chant des forêts (qu'on ne joue plus, c'est dommage, car c'est de la très belle musique... patriotique) et voici enfin, car Jdanov est mort, Staline est mort, cette symphonie qui progresse lentement, dit-il: "Je n'avance pas très bien...Je suis en train de terminer tant bien que mal le premier mouvement. Comment cela se poursuivra, je n'en ai pas la moindre idée"

La censure et la critique ne sauront trop quoi faire de cette oeuvre, que son créateur, Evgueni Mravinsky, portera aux nues. Symphonie sombre et violente, noire et grotesque, d'une densité orchestrale et sonore incroyable. Dans le premier mouvement, aussi long que les trois autres réunis, les premières notes par les huit contrebasses donnent le ton: une aube grise se lève, que Jansons, les bras écartés, dansants, la baguette tenue comme une épée, peint de teintes livides. Une clarinette apporte un peu de douceur, mais un "tutti" construit sur l'aigu des cordes avec des traits de cuivres donne l'impression d'entendre les cris de Guernica. Valse triste de la petite flûte.  Parfois on est dans un bastringue tenu par des fantômes. Incroyable étude d'orchestre, qui monte vers un crescendo écrasant... et repart, alors que c'était une fin! Signe du malaise de Chostakovitch.

La joie soviétique où l'on vous dit quand s'esclaffer

Et l'orchestre, admirable de puissance, de violence, de précision des attaques. D'écoute aussi, sous le contrôle d'un chef qui clarifie tout, équilibre tout, comme si nous lisions des oreilles dans tous ses détails une tapisserie posée devant nous. L'allegro est magnifique dans son acharnement, ses accélérations, l'équilibre agité des cuivres et de percussions si présentes. Incroyable qualité des cordes. Le mouvement lent met à l'honneur un thème ironique et désespéré, comme si un peuple tournait sur lui-même, tel une toupie. Avant que cela devienne une vraie valse.

Mariss Jansons et les musiciens bavarois C) Matthias Balk / DPA

Enfin, à la flûte, aux basson et hautbois, le monde s'éclaire. L'homme nouveau semble apparaître, c'est le 2e mouvement en plus positif, on n'ose dire plus joyeux, ou alors c'est la joie soviétique où l'on vous dit quand s'esclaffer. Terriblement lucide, Chostakovitch, et Jansons qui est né sous Staline en comprend si bien l'esprit! Un petit moment élégiaque encore. Et une fin furieuse, barbare, brutale, tonitruante.

La Russie sans Staline ou la Russie de Staline?

Oui, la censure, la critique, sceptiques: ne s'agit-il pas d'une intense élégie, du portrait d'un monde sans Staline, qui se remet si lentement de l'accablement de sa mort, avant de reprendre sa vie où rien, sans le grand homme, ne sera plus comme avant? C'est ce qu'on voulut croire... En fait Chostakovitch brossait un portrait de la Russie sous Staline même: premier mouvement, un pays accablé, tétanisé, dépeint avec un acharnement blème, et qui tourne en rond. "... Personne n'a encore deviné le sujet de cette symphonie. Il s'agit de Staline et de l'époque de Staline. La seconde partie, le scherzo, est un portrait musical de Staline" Et qui aurait peut-être plu à Staline, par sa violence, son énergie, sa brutalité. Puis voici l'annonce de la mort et le peuple qui n'ose pas danser, ou alors très lentement. Enfin le final, la délivrance, les groupes qui se secouent, se remettent en marche, un peu de soleil dans l'hiver, et la joie brutal et barbare car oui, Staline est mort mais que nous réserve demain?

Et, de cette vie musicale schizophrène du compositeur, qui aura sans doute contribué à abréger sa propre vie, Jansons nous offre en bis un de ces morceaux pour la scène, le cirque ou le cinéma, bastringue joyeux, si joyeux qu'il tourne au grotesque, telle une démonstration des clowns. Et puis rideau! Car finalement tout cela n'est que musique.

Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, direction Mariss Jansons: Weber (Euryanthe, ouverture). Beethoven (Concerto pour piano n° 2 avec Rudolf Buchbinder). Chostakovitch (Symphonie n° 10). Philharmonie de Paris le 31 octobre.