Un programme d'un pianiste repris par un autre: Lars Vogt remplaçait samedi Leif Ove Andsnes dans les concertos de Mozart prévus, les 20e et 21e. C'était au théâtre des Champs-Elysées.
Andsnes annule!
Ce devait être la première parisienne, au théâtre des Champs-Elysées, du grand projet Mozart de Leif Ove Andsnes. Mais le pianiste norvégien a dû se faire remplacer, comme la veille à la Grange-aux-Lacs d'Evian (la salle construite par Antoine Riboud pour Rostropovitch qui, avec son allure d'isba tout en bois, domine le lac Léman), par son ami Lars Vogt: pneumonie pour le pianiste norvégien à qui l'on souhaite le plus complet rétablissement. On ne sait si avec Vogt on a gagné au change; en tout cas on n'a pas perdu.
Le projet Mozart momentum
Mais en même temps, même si Vogt s'est montré très musical, remarquable mozartien et parfait virtuose (avec la complicité fort active du Mahler Chamber Orchestra, l'un des meilleurs orchestre de chambre au monde), il s'agissait de bien plus qu'un concert: la première étape pour Andsnes et le Mahler C.O. du Mozart Momentum 1785-1786, qui veut explorer ces deux années musicales de Mozart, un Mozart de 29 et 30 ans, avec, on suppose, l'idée de montrer que le compositeur franchit une étape décisive, de maturité, de style, de liberté aussi, permettant d'insister (et on saluera cette intuition au passage) sur l'idée que Mozart ne fait pas seulement de la musique comme il respire, non, il réfléchit aussi à ce qu'il fait, invente, conçoit, conceptualise, évolue, explore. Et ces deux années, où l'on est dans les numéros de Köchel 450 et plus, quand on y réfléchit, sont effectivement de cette eau-là.
Musique funèbre maçonnique
Lars Vogt, c'est sans doute un hasard, semble ne passer par Paris que pour remplacer un (e) collègue. Je l'avais entendu l'an dernier, avec des sentiments un peu incertains, prendre la place de Maria Joao Pires (chronique du 14 mai 2018) dans un 3e concerto de Beethoven sans génie mais honnête. Bon point pour lui, il joue le programme exact annoncé. Il est vrai que le violon solo du Mahler Chamber Orchestra, Matthew Truscott, dirige de sa place les deux oeuvres d'orchestre (il aurait peut-être fait de même avec Andsnes) dont une Musique funèbre maçonnique (le K. 477 de Wolfgang) sombre et austère, très belle de couleurs de timbres, avec une progression dramatique superbement menée: oeuvre courte, 7 minutes, qui ouvre le concert.
Un "concerto de colère"
Et Lars Vogt vient. Dos à nous, comme il est de coutume désormais souvent (ce n'était pas tout à fait le cas pour François-Frédéric Guy, voir ma chronique du 7 mai dernier), pour mieux voir l'orchestre, et au milieu de lui. Sur cette introduction du 20e concerto (le ré mineur K. 466), très difficile avec ses contre-rythmes, on aime d'emblée la belle gestuelle du chef-pianiste (dans l'autre concerto on aura presque l'impression de pas de break dance), on aime ensuite l'entrée rigoureuse du piano. Vogt est un pianiste qui ne s'appesantit pas. Inutile de donner à ce "concerto de colère" (c'est moi qui l'écris!) des inflexions de tragédie ou un romantisme qui serait une faute historique. Cela avance, cela dit avec énergie, cela chante quand il le faut, cela déclame aussi, cela est surtout mû par le mouvement d'une force qui va. Etre en colère, c'est ne pas rester en place: on n'est pas coléreux vautré dans un canapé...
La clarté du jeu de Vogt
Et, plus encore que chez Beethoven, il y a une qualité profondément mozartienne que possède Vogt: la clarté de jeu. Mais pas n'importe quelle clarté: une clarté incarnée, une clarté avec de la chair, qui donne un poids aux notes mais en le retirant aussitôt pour mettre en oeuvre l'idée suivante. C'est ce qu'il y a de plus difficile chez Mozart, c'est même la difficulté de Mozart.
(Frank Braley me racontait il y a quelques semaines combien, dans les grands prix de piano dont il a été juré, il a été surpris par tous ces jeunes et brillants virtuoses qui abattent les concertos de Rachmaninov, Tchaïkowsky, Grieg et autres Prokofiev, sans parler de Liszt ou Chopin, avec l'évidence écrasante d'un champion sportif, et qui se trouvent si démunis devant Mozart, dont ils cherchent, pour la plupart, désespérément les clefs...)
Des larmes avec Clara Haskil
Le second mouvement est exemplaire. Sans, évidemment, les larmes que Clara Haskil, dans son enregistrement légendaire avec Markevitch quelques semaines avant sa mort, nous met au fond de la gorge (aucun pianiste, depuis elle, n'y est parvenu) mais avec un bel équilibre de l'orchestre et du piano, sans l'emphase qu'y mettent justement les orchestres (l'introduction est très périlleuse). Quant au troisième mouvement, il s'arrête dans l'énergie rageuse juste à ce point qu'il faut et qui fait que Mozart demeure Mozart. Et me voilà à penser que, oui, Vogt fait partie des vrais mozartiens (il n'y en a pas tant, et ceux des sonates ne sont pas forcément ceux des concertos)
Un mouvement lent célébrissime
Le 21e concerto va être de la même eau, juste de ton, de timbres, de clarté, de phrasé. C'est l'antithèse (ut majeur K. 467) du précédent. Le dramatisme ne se pare pas de douleur ou de colère, l'énergie des mouvements extrêmes est compensée par la lumière incroyable du célébrissime mouvement lent, dont Ravel s'est si clairement inspiré dans le bouleversant Adagio du Concerto en sol.
(Ce mouvement, on le rappellera aux plus jeunes, un des plus surprenants de Mozart dans sa lumière de soleil brumeux, connut un succès mondial avec le film "Elvira Madigan" du Suédois Bo Widerberg, qui contait une passion tragique dans la Scandinavie du XIXe siècle se terminant par un double suicide comme à Mayerling, et la même année (1889)
Et là aussi Vogt ne s'attarde pas.
Papa Haydn fait la poule
Il avait laissé la place un peu avant à Truscott de nouveau qui, avec le Mahler Chamber Orchestra jouant debout, nous donnait une délicieuse 83e symphonie "La Poule" de Haydn. Qui me confirme (j'ai dit quelque part que je n'étais pas un passionné de Haydn) que papa Haydn qu'admirait tant Mozart est un médiocre mélodiste mais qu'il est insurpassé dans les effets, les trouvailles orchestrales (comment faire "la poule" ou comment réduire le son de l'orchestre à quasi rien pour trancher avec un énorme crescendo, etc) Là aussi, en tout cas, parce qu'ils aiment cette musique et la comprennent, Truscott et ses amis nous transmettent leur musicalité, leur charme à jouer ensemble.
Un quintette dont s'inspire Beethoven
En bis, inattendu, mais dans le projet Mozart Momentum sûrement, Vogt accompagne (mais s'efface) dans l'admirable mouvement lent du Quintette pour piano et vents (K. 452): poésie bouleversante des couleurs, complicité des musiciens (dont je ne connais pas les noms), soutien d'un Vogt magnifique de discrétion attentive, et un Mozart qui pointe sa haine de la flûte en écrivant pour clarinette, basson et hautbois (normal!) mais cor à la place -et c'est la formation que Beethoven reprendra dans son Quintette de jeunesse, en hommage à son aîné.
On attend maintenant et Vogt en récital et la suite de Mozart Momentum 1785-1786... avec Andsnes
Mahler Chamber Orchestra, direction Matthew Truscott et Lars Vogt, Lars Vogt, piano: Haydn (Symphonie n° 83 "La Poule"), Mozart ( Musique funèbre maçonnique K. 477; Concerti pour piano K. 466 et 467) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 18 mai.