Après son "programme d'été" (voir ma chronique du 18 septembre), l'Orchestre français des Jeunes, toujours dirigé par Fabien Gabel, présentait l'autre soir à Compiègne son "programme d'hiver", ambitieux, autour de Wagner, Stravinsky et Debussy. Avec une invité de prestige, la mezzo Petra Lang, pour une création...
Au Théâtre impérial de Napoléon III
D'être en résidence dans les Hauts-de-France (j'étais allé l'entendre à Lille) donne à l'Orchestre français des Jeunes (OFJ) le privilège de jouer dans de très beaux lieux. C'était le cas samedi à Compiègne, en ex-région picarde, au superbe Théâtre Impérial que Napoléon III fit construire tout près du château.
Un mot de ce théâtre: inachevé (à cause de la chute de son concepteur), bel abandonné pendant plus de cent ans, il reprit vie sous la houlette de Pierre Jourdan dans les années 1980, travaux de finition et d'acoustique qui en firent, du point de vue du confort sonore (dixit plusieurs musiciens dont le chef de légende Carlo Maria Giulini), une des plus belles salles du monde. Jourdan le consacra comme temple du répertoire lyrique français méconnu (ouverture en 1987 avec l' "Henry VIII" de Saint-Saëns) jusqu'à sa mort en 2007. Son directeur actuel, Eric Rouchaud, a élargi le répertoire en laissant à la voix sous toutes ses formes une grande importance (festival "En voix" jusqu'au 18 décembre, et ce jour-là l'intégrale des motets de Bach dirigés par Raphaël Pichon avec son ensemble Pygmalion)
L'Allemagne fière de Wagner
Ainsi l'OFJ accueillait Petra Lang, qui a triomphé en Isolde à Bayreuth ou à Vienne et vient d'incarner Brünhilde à Genève. En hommage peut-être le concert commençait par l'ouverture des "Maîtres chanteurs de Nuremberg" Et je retrouvais cet engagement formidable des musiciens, qui deviendront pour la plupart titulaires dans des orchestres et sont encore, pour beaucoup, en cycle de fin d'études dans différents conservatoires français et européens. La manière dont les violoncelles font vibrer la corde, dont les violons (magnifique pupitre des violons, ce qu'on ne peut toujours dire de beaucoup d'orchestres hexagonaux) vont au fond du geste de l'archet est un bonheur. Cuivres imposants, puissants sans être tonitruants. Dans le deuxième thème on entend bien le chant aux cordes aiguës, le contre-chant aux cordes graves, les vents, discrets, en contrepoint. Gabel ne dirige pas ce Wagner-là comme une oeuvre écrasante mais, mettant en valeur toutes les individualités dès qu'il le peut, comme une Allemagne fière d'elle-même: un monde sonore, un océan...
Des lieder inédits
La création, ce sont quatre lieder de Clemens Krauss. Krauss les avait écrits pour voix et piano, ils ont été orchestrés par Michael Bastian Weiss dans un esprit schönbergien qui leur va. Schönberg façon "Nuit transfigurée" (avant le dodécaphonisme): frémissements des cordes, montées et descentes des vents, et la voix chaude de Petra Lang qui mène de manière sûre de longues phrases au souffle infini. C'est parfois discrètement atonal, dans le troisième lied les cordes deviennent grinçantes, les cuivres hurlent. Le quatrième (les textes sont de Rilke) est un nocturne confié aux cuivres et au célesta. C'est intéressant à entendre, pas toujours du même niveau... que Wagner ou que le camarade de Krauss.
Krauss, une attitude ambiguë
Le camarade, c'est Richard Strauss, dont Lang nous propose ensuite quatre petites merveilles. Clemens Krauss, parlons-en d'abord. Il n'est pas passé à la postérité comme compositeur mais comme chef, un des meilleurs, qui créa le "Capriccio" de son ami Strauss, dont il avait co-écrit le livret. C'était en 1942. Krauss dirigea successivement les opéras de Vienne, Berlin et Munich. A l'époque nazie, ce qui ne le gêna nullement. Il y eut pour lui une petite interdiction de faire son métier après la guerre (assez réduite car il "aurait sauvé des juifs") et l'on ferma les yeux car on avait besoin de très grands musiciens comme lui ou Karajan. Il mourut en 1954, à 61 ans, ayant même dirigé l'immense Kathleen Ferrier dans la "Rhapsodie pour contralto" de Brahms, avec le Philharmonique de Londres -même les Anglais n'étaient pas regardants.
Le génie solaire de Richard Strauss
Richard Strauss, c'est le génie. La voix de Petra Lang s'épanouit dans ses grandes phrases lyriques (on sent que Krauss a été à bonne école) qui sont aussi de très belles mélodies, voluptueuses et solaires. "Les rois mages au matin" montrent un superbe travail d'orchestre. Le "Morgen" (Demain) confirme la conduite exemplaire de la voix où Lang sait diminuer le son avec une belle souplesse. Au début du "Wiengenlied" (Berceuse) elle regarde avec admiration et tendresse le jeune violon solo Léon Haffner (remarquable) avant de distiller cette même tendresse infinie dans son chant. "Cäcilie" est une petite scène d'opéra, le visage de Lang s'éclaire, transmet lyrisme et joie, finissant cette section chantée sur un somptueux lever de soleil.
Une Stravinsky oriental
J'aimerai aussi la deuxième partie du concert (sous ce plafond blanc et ces murs à colonnes, néo-grecs, qui sont en fait de bois peint façon stuc) mais avec un peu plus de réserve. "Le chant du rossignol" de Stravinsky est une suite d'orchestre tirée du "Rossignol", cet opéra où triompha il y a quelques années Natalie Dessay, d'après le conte d'Andersen, "Le rossignol et l'empereur de Chine". Belle inspiration de Stravinsky, jeu très oriental sur la gamme pentatonique propre à la musique chinoise, mêlé à des combinaisons sonores où l'on retrouve l'esprit de "Petrouchka" en moins tragique et... tous les pupitres sont sollicités et répondent magnifiquement bien.
C'est un peu le risque. Tout à son plaisir de mettre en valeur (et de pouvoir le faire!) ses jeunes musiciens, Gabel a tendance à "hacher" l'oeuvre, qui manque un peu de continuité et ressemble à une suite de moments. Le problème s'aggravera avec "La mer" de Debussy.
Un Debussy étonnamment placide
Ravissant début, avec des notes d'instruments comme des gouttes qui scintillent dans l'air. Mais dès l'entrée des violoncelles on est surpris. Ils sont dix, on ne les entend pas; on entend bien mieux la seule flûte qui les couvre. On ne les entendra guère mieux dans leurs attaques tout au long de ce mouvement, "De l'aube à midi sur la mer" (dont Satie disait: "J'aime particulièrement le passage entre dix heures et demie et onze heures moins le quart").
Est-ce que l'alchimie sonore dans cette oeuvre si impressionniste est difficile à doser, que nos interprètes ressentaient de la fatigue? On a entendu samedi une "Mer" étonnamment placide, jolie mais sans tension, un peu pâlichonne, surtout à côté du Wagner, comme si Gabel retenait les rênes pour ménager ses multiples chevaux. Il faudra attendre le dernier mouvement ("Dialogue du vent et de la mer") et même les dernières mesures pour éprouver (encore une fois grâce aux violons, capables d'une force d'entraînement remarquable) la puissance scintillante du chef-d'oeuvre debussyste. Souhaitons que, dans les deux prochains concerts, le souffle du grand large soit présent dès la montée à bord.
Concert de l'orchestre français des Jeunes (OFJ) sous la direction de Fabien Gabel: Wagner (Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, prélude) Krauss (4 lieder sur des poèmes de Rilke, orch. M.B.Weiss, avec Petra Lang, mezzo) Richard Strauss (4 lieder, soliste Petra Lang), Stravinsky (Le chant du rossignol), Debussy (La mer) Théâtre impérial de Compiègne (Oise) le 8 décembre.
Ce concert sera repris le 11 décembre à l'Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand (à 20 heures) et le 13 décembre à la Philharmonie de Paris (à 20 heures 30)