Un des grands chanteurs de ce temps, José Van Dam, donnait l'autre soir le concert d'ouverture du festival "Notes d'automne" qui fêtait ses dix ans. C'était au Perreux-sur-Marne, tout près de Paris, dans un programme inattendu où le fameux baryton chantait tout sauf du classique.
Van Dam et ses complices
Une légende du chant s'installe sur une scène, dans la pénombre, sur un haut tabouret, derrière un micro. Crâne dégarni, barbiche blanche, un visage de patriarche. Deux autres musiciens sont entrés avec lui. L'un est pianiste, il s'appelle Jean-Philippe Collard-Neven (pour le différencier de "l'autre" Jean-Philippe Collard). L'autre, Jean-Louis Rassinfosse a devant lui sa grosse contrebasse.
On comprendra très vite que leur musique à eux c'est plutôt le jazz.
"Notes d'automne" ou le frottement des genres
Et c'est d'ailleurs le principe de ce festival, "Notes d'automne", qui revient chaque année au temps des feuilles mortes. Mélanger les genres, confronter poésie et musique, Gabriel Fauré et Guillaume Apollinaire, Colette et Debussy (classique, cela) Ou frotter le violon de Bach aux percussions africaines, réunir la pianiste Vanessa Wagner, et le musicien électro Murcof, la violoncelliste baroque Ophélie Gaillard et le danseur hip-hop Ibrahim Sissoko. Ou quand Pascal Amoyel, le directeur musical du festival, joue Beethoven comme le pianiste qu'il est, et le joue comme un acteur.
C'est parfois risqué, intéressant, et José Van Dam se prête au jeu, lui qui a abandonné la scène depuis 2010, huit ans déjà.
L'automne d'un patriarche
Et voilà que retentissent les premières phrases, espagnoles. Je comprends "Desde que fu", j'entends "Adios muchachos" sur le second tango. Car ce sont des tangos et, avec l'accompagnement jazzy impeccable de ses acolytes, c'est la puissance de la voix de Van Dam, sa parfaite égalité de registre qui stupéfie d'emblée. Timbre intact, musicalité et diction (pour ce que j'en juge) Au final, presque trop de puissance...
Sur "Adios muchachos", je crois voir un homme qui, sur les frontières de son hacienda, dit au revoir (peut-être mentalement) à tous ceux qu'il a aimés et qui sont repartis, digne, impassible, dans le soir qui tombe.
Le français Gardel et l'exil
Ce n'est pas Van Dam qui nous parlera, mais Collard-Neven, avec beaucoup d'élégance, de ces tangos de Carlos Gardel, celui (le Français de Toulouse) qui, là-bas, mit des paroles sur cette musique des bas-fonds, la popularisant au-delà des mers.
Une pause instrumentale: dommage que Van Dam ne chante pas cette "Alfonsina y el mar", où Mercedes Sosa rendait hommage il y a cinquante ans à Alfonsina Storni, la poétesse qui se suicida en se noyant dans l'océan ("Et tu t'en vas vers l'au-delà comme en rêves, Alfonsina endormie, vêtue de mer")
Et Van Dam reviendra ensuite, avec deux autres tangos dont "Volver" ("Le retour") qui évoque la nostalgie de l'exilé. Notes hautes parfaitement placées, à peine une fatigue dans l'extrême grave, et... sans doute pas le panache d'un Gardel mais l'élégance d'un homme qui fait ressortir de sa mémoire son arrivée lointaine dans un pays dont il est devenu l'enfant
Brassens et Püppchen
Passages sans accompagnement où la voix se projette sans défaillir, musicalités des deux complices musiciens. Tous trois promènent un programme "tango", un programme "chanson française", ce soir, ils ont réuni les deux.
La chanson française d'hier (sans remonter à Maurice Chevalier ou Tino Rossi) En un titre de chacun.
D'abord l'inattendu "Je me suis fait tout petit" de Brassens. Que Van Dam (ce sera le moment le moins bien) chante un peu "à plat", sans l'ironie de cette histoire de fausse poupée (la maîtresse allemande de Brassens qu'il appelait Püppchen, petite poupée)
Aznavour, Bécaud, Gainsbourg
"La bohème": l'art de la diction et... la tessiture longue d'Aznavour qui fait de "La bohème" une chanson difficile si l'on a pas la voix qu'il faut.
Bécaud, "Et maintenant": l'intérêt, avec cette dignité, cette amertume qu'y met Van Dam, de redécouvrir ("que vais-je faire de tout ce temps que sera ma vie") la force de l'écriture de Bécaud, y compris quand Van Dam "salit" les notes pour donner plus d'âpreté au sentiment.
Impeccable, la pause instrumentale de Collard-Neven et Rassinfosse sur "La Javanaise" de ce génie qu'était Gainsbourg.
Brel ressemble à Mahler
Et "Le plat pays" de cet autre génie, Brel, où Van Dam (qui nous avouera ne jamais, hélas!, l'avoir rencontré) chante un compatriote, chante la lumière de chez lui, le vent, l'étrangeté qui sourd du texte ("avec de l'Italie qui descendrait l'Escaut") et quelque chose d'atonal, presque un lied de Mahler.
"Les feuilles mortes", chanson qui convient au temps, comme si Kosma était Fauré (et il n'en est pas loin), "Le jazz et la java"de Nougaro et cette voix où Van Dam n'est plus un patriarche argentin mais un passeur de contes.
La bêtise, "dont le règne est méconnu"
Une chanson pour chacun, l'on regrette qu'il n'y ait pas Ferré, Ferrat. Non, deux chansons pour Brel: c'est le "bis". Un Brel du début, l' "Air de la bêtise": "Salut à toi, dame Bêtise, toi dont le règne est méconnu". Un pur Brel, cinglant, bouffon et triste. Van Dam chantant Brel, c'est l'autre versant de la Belgique, un passant impassible qui tient debout sous une averse digne du Manneken Pis.
Souvenirs de cinéma
On parlera au vieux monsieur ensuite. Il nous racontera (au petit groupe dont j'étais) ses souvenirs de "Don Giovanni", qui devait être filmé pour la télévision, et par Chéreau. Chéreau renonce, Joseph Losey arrive, qui n'avait jamais vu l'opéra de Mozart, et refusa de le voir. Cela donna le couple Raimondi-Van Dam, Don Juan-Leporello, unis pour l'éternité cinématographique.
Il nous parlera aussi avec tendresse de Gérard Corbiau, son compatriote cinéaste si mélomane et qui le fit tourner justement dans "Le maître de musique". Je lui pose alors la question qui fâche: un retour sur scène? (pensant à cette qualité de voix qu'il a encore, et pensant, bien sûr, à l'opéra)
"Mais cela, c'était la scène"
Et le vieux monsieur de légende s'éclipse dans la nuit pluvieuse des bords de Marne.
Concert de José Van Dam (baryton), Jean-Philippe Collard-Niven (piano), Jean-Louis Rassinfosse (contrebasse): tangos de Carlos Gardel et chansons de Brassens, Aznavour, Bécaud, Nougaro, Kosma (et Prévert), Brel. Théâtre du Centre des Bords de Marne, Le Perreux (94170), dans le cadre du festival "Notes d'Automne", le 19 novembre.
Le festival 2019 aura lieu a priori du 18 au 24 novembre.