Après un petit halte doucement apéritive où le journaliste croise des mélomanes et des sponsors, car bâtir un tel programme demande désormais, tous les festivals le savent, le sens de l'organisation et l'entregent d'un vrai chef d'entreprise, c'est au théâtre du Manège, "scène nationale" qu'a lieu le concert du soir. Avec l'excellent quatuor Hermès que j'avais entendu à Saint-Denis (voir ma chronique du 17 juin) et la découverte d'un accordéoniste de grand talent, Félicien Brut.
Le piano du pauvre inventé en Autriche
Le projet (et le concert) s'appelle "le pari des bretelles": référence aussi à Paris, notre belle capitale, où le musette (et le bal du même nom) a vu le développement du "piano du pauvre" et de ses artistes. Mais Félicien Brut et ses amis ne se limitent pas à l'ère géographique de la Bastille à Ménilmontant: l'accordéon, il nous le rappelle, a été "inventé en Autriche, fabriqué en Italie, transformé en Russie", avant de remplacer chez nous les cabrettes (ou musettes), ces sortes de cornemuse des Auvergnats de Paris.
Une réunion de deux univers
Félicien Brut, qui est encore plus disert, entre les morceaux, qu'Emmanuel Rossfelder, est du style Vincent Peirani (voir ma chronique nantaise du 4 février), à la taille près (l'un est gigantesque, l'autre... pas immense): il est un représentant du nouvel accordéon, qui passe les frontières, les styles, multiplie les rencontres, les embardées. Annexe le bandonéon, celui d'Astor Piazzolla, et, nous dit Brut, "après en être resté au si riche répertoire traditionnel (coup de chapeau à Yvette Horner qui venait de mourir!), m'a donné envie d'aller voir si d'autres musiciens, venus "d'en face" (du classique) auraient assez de folie pour, en réunissant nos parcours, explorer avec moi des territoires plus aventureux"
Il a trouvé: le quatuor Hermès, fougueux ensemble jouant Ravel et Debussy. Et aussi Edouard Macarez, jeune contrebassiste plus grand que son instrument, et qui vient du Philharmonique de Radio-France.
Brel étonnant, Galliano, l'accordéon-monde
Eh! bien, de ce qu'on a entendu, la rencontre est brillante et jouissive.
A commencer par cette introduction virtuose et si chantante où l'on cherche désespérément "ce que ça peut-être". Ben non ni Bach ni Mozart mais... Brel (un "Vesoul" étonnant aux allures de classique)
Ensuite la "Petite suite française" de Richard Galliano, que nos amis (qui prennent leur marque, s'écoutent, se calent, il faut dire que ce mélange est tellement bizarre!) défendent avec panache, l'accordéon, sur son tapis de cordes, montre ce qu'il sait faire, s'ouvre sur le monde, les grands horizons, les styles, tous les styles, du jazz (évidemment) au... menuet ("Suite française" oblige)
Prokofiev-fantôme
Et l' "Ouverture sur des thèmes juifs" de Prokofiev où l'adaptateur, Thibault Perrine, entre en jeu; en gros le piano passe à l'accordéon, la clarinette à la contrebasse, quoique... ce soit évidemment un peu plus compliqué. Cette ouverture y gagne des non-couleurs fantomatiques, entre diabolisme et tragédie, et les interprètes recherchent exprès ce sentiment-là.
Et puis le coup de génie: "Un Américain à Paris" de Gershwin. C'est le violoncelliste Anthony Kondo qui l'a proposé et Perrine a relevé le défi sur le ton: "C'est impossible, donc je vais le faire"
Et c'est formidable.
Dans Gershwin, réinventer les couleurs
Car je rappelle les données à tous ceux qui n'auraient pas leur "Américain à Paris" dans le creux de l'oreille: confier à un accordéon et un quintette de toutes les cordes, une oeuvre symphonique où vents, cuivres et percussions passent leur temps à pétarader, vous faites comment?
Par exemple ce seront deux stridences d'accordéon pour "refaire" les klaxons de Gershwin.
Et, si Perrine avait respecté à peu près la distribution des rôles du Prokofiev, il fait montre ici d'une inventivité qui lui fait donner des glissandos, des effets d'aigus, des grondements bizarres, à chaque instrument, cherchant à chaque fois lequel d'entre eux va être capable d' "imiter" l'écriture de Gershwin, mais aussi comment l'instrumentiste va s'y prendre.
Thibault Perrine est depuis des années l'adaptateur de la compagnie des "Brigands". Il sort d'un très beau travail sur "Les P'tites Michu" de Messager (chronique du 23 juin). Son "Américain à Paris" touche au génie. Sans parler d'un accordéon léger comme une plume d'eider, d'une complicité entre Brut, Macarez et le quatuor Hermès qui est davantage qu'un vrai plaisir d'être ensemble.
De Piazzolla au musette
Après cela, on ne va pas dire qu'Astor Piazzolla, c'est pâlichon, mais moins surprenant puisque désormais souvent entendu. Encore que le "Michelangelo 70" très... 70 soit assez rare. Et qu'on est toujours heureux, finalement, de réécouter le "Milonga del Angel".
C'est Brut et Macarez qui proposent alors un medley de "Valses parisiennes", car, comme l'explique l'accordéoniste, ce n'est pas parce que l'accordéon s'est ouvert au monde qu'un accordéoniste français doit en oublier ses racines... musette.
De la valse lente à la flambée
Du coup la "Suite Musette" de Thibault Perrine, composée pour eux, nous révèle un compositeur après l'adaptateur, en suivant d'ailleurs strictement le principe qui voulait que l'on commençât le bal musette par un paso-doble.
Il y aura ensuite une sorte de valse lente. On sent les influences, Galliano, Piazzolla, comme une sorte de conclusion qui réunit tous les modèles, mais Perrine se dégage peu à peu, un autre rythme de valse, très lyrique et très doux, cantonné dans les aigus, puis un musette "déstructuré" très habilement écrit et d'un bel effet.
Pour finir en "bis" sur Gus Wieser qui, comme son nom ne l'indique pas, est belge: la "Flambée montalbanaise" qui résonne assurément de Montauban... à Perpignan.
Ainsi se fêtait l'autre jour à Reims les "cent ans du musette" (nous apprend Félicien Brut) musette qui, désormais, se promène dans le monde entier, jusqu'à Buenos Aires.
En attendant la Chine!
Félicien Brut, accordéon, Edouard Macarez, contrebasse et le Quatuor Hermès: oeuvres de Jacques Brel, Richard Galliano, Prokofiev, Gershwin, Piazzolla et Thibault Perrine. Sur des arrangements (souvent) de Thibault Perrine. Théâtre du Manège, Reims, le 25 juin.