A l'Opéra-Garnier Piotr Beczala fait briller Schumann et Dvorak avant ses débuts à Bayreuth

Piotr Beczala reçoit un prix à Dresde en juin C) Monika Skolimowska, DPA

Un des derniers récitals de la saison parisienne: c'était Piotr Beczala à l'Opéra-Garnier dimanche dernier. Le ténor polonais avait tenu à honorer le rendez-vous prévu alors qu'il a annulé celui qu'il devait assurer en Espagne dans le même programme pour cause de... "Lohengrin" dans quinze jours; mais j'y reviendrai!

Lieder de Schumann et mélodies slaves

Je suis Beczala de manière régulière, un Beczala qui, malgré sa nationalité polonaise, s'était plutôt illustré jusque là dans le répertoire italien (Verdi, "Rigoletto" ou le "Requiem") et français ("Faust" ou "Werther" à l'Opéra-Bastille). Je supposais donc, comme bien d'autres, un récital basé sur quelques grands airs du répertoire opératique, espérant seulement que ledit récital serait d'un intérêt musical plus corsé que celui de mademoiselle Gheorghiu trois semaines plus tôt (voir ma chronique du 28 juin)

Oh! surprise, en ouvrant le programme: les "Dichterliebe" de Schumann en première partie, puis une série passionnante de mélodies slaves. Comme si Beczala avait à coeur de nous prouver qu'il est capable d'un répertoire où on ne l'attend pas forcément, celui qui exige sens du texte, sensibilité littéraire et un tout autre travail sur le souffle que l'opéra. Et les "Dichterliebe", ce n'est pas non plus ce qu'il y a de plus facile.

Les humeurs changeantes du romantisme allemand

D'autant que, première bizarrerie, le cycle a été chanté par à peu près tous les types de voix. Femme ou homme indifféremment. Chez les hommes, ténors comme Beczala, tel Christoph Pregardien; barytons le plus souvent (Gérard Souzay, José Van Dam ou l'incontournable Dietrich Fischer-Diskau) mais aussi basse, comme Thomas Quasthoff. On ne sait (on le suppose!) s'il faut transposer, si Schumann l'a prévu.

Ces "Dichterliebe" ("Les amours du poète") ne sont, malgré leur durée moyenne (une petite demi-heure), finalement que peu donnés intégralement et c'est très dommage car c'est une admirable musique, une ballade rapide (chacun des 16 lieder est assez court) dans les humeurs changeantes du romantisme allemand fait de contemplation devant les paysages, de femmes après qui l'on soupire, de silhouettes fugaces dont on imagine la douceur aimante, de promenades en forêt où résonne un lointain cor de chasse. Parfois on voit surgir "flûtes et violons (9e lied) par "un clair matin d'été" (12e lied) mais la mort, ou le morbide, en tout cas le sentiment de la mort, n'est jamais loin (le 13e lied, endeuillé, qu'est "J'ai pleuré en rêve"), conformément à l'esprit du temps, cependant magnifié par l'inspiration du poète, Heinrich Heine, qui mourra la même année que Schumann, à Paris où s'était réfugié ce francophile.

 

Devant le Semper Oper (Opéra) de Dresde C) Sebastian Kahnert, DPA

Un ténor aux belles couleurs de baryton

Beczala, lied après lied, ne cesse de nous surprendre. Une fois passés les ajustements nécessaires qui le conduise à "pousser" ses aigus dans le premier lied, on est très admiratif de la manière dont il pose sa voix, la "mélancolise", dès le 2e lied ("Je sens poindre mes larmes") qui est très doux, très beau, très retenu de sentiment. Avec beaucoup d'art Beczala varie les climats, donne ici un héroïsme à la Wagner aux "Flots sacrés du Rhin" qui en raconte le passé religieux, là de la fragilité (dans un murmure) au "Je veux plonger mon âme..." Et il y a parfois, dans certains rythmes, quelque chose de l'opérette viennoise, de ses couleurs boisées et chantantes (Beczala vient de jouer Lehar), comme dans "Pendant le merveilleux mois de mai" ou "Je ne t'en veux pas, mon amour perdu à jamais"

Bien sûr ses notes de ténor claquent comme des sonneries de trompette, ce qui nous ferait croire que le registre de ces lieder est aigu alors qu'il ne l'est pas particulièrement: c'est que Beczala s'y trouve évidemment à l'aise. Mais ce qui frappe, c'est la beauté de son registre de baryton, qui manquerait de projection, de puissance, s'il était dans un opéra, mais qui est idéal pour le lied ou la mélodie, pour ce ton de confidence qu'il adopte, dans un allemand châtié, bien prononcé, très compréhensible, occasion pour les germanistes de goûter la si belle langue de Heine (dont les surtitres donnent à tous les autres l'idée de la qualité)

La riche poésie de Heine et l'inspiration de Schumann

Les derniers lieder sont magnifiques, et la qualité du piano de Sarah Tysman, qu'on trouvait un peu trop réservée au début, ne cesse de s'affirmer; piano éminemment schumannien, plus ou moins autonome suivant les lieder: "Par un clair matin d'été", avec ses changements de tonalité, d'humeur. Le difficile lied de deuil, "J'ai pleuré en rêve" avec des altérations que Beczala ne négocie pas toujours, "Chaque nuit je te vois en rêve", "Du fond des vieux contes..." sur un rythme de chevauchée si Schumann, et Beczala se transforme alors en troubadour. Enfin "Entamons les vieux chants de misère" ("Qu'on apporte un grand cercueil, plus grand qu'un tonneau de Heidelberg / Et ce vaste cercueil mérite une vaste tombe") Mais l'accablement qui point ici est beaucoup plus "mis en scène" que l'immense désert glacé du "Voyage d'hiver" de Schubert, c'est plus un adieu au monde digne de "Hamlet".

La découverte Karlowicz

Le frac, la chemise blanche, le noeud papillon blanc. Beczala rend hommage à son compatriote, Mieczyslaw Karlowicz, mort jeune, à 32 ans, en 1909, emporté par une avalanche dans la montagne polonaise où il aimait à skier: 6 mélodies des premières années, où les amours sont tristes, et où l'identité d'un musicien n'est pas encore marquée. L'un des mélodies ressemble à une comédie musicale... mélancolique. L'autre commence en chant populaire avant de devenir quasi atonale. Telle autre encore se glisse entre des harmonies mouvantes, puis sautille, plus joyeuse, étranglant un peu le timbre de notre ténor; mais avec Karlowicz et le choix qu'il a fait, Beczala est plus dans son registre.

Encore des mondanités... cette fois à New-York C) Bryan Bedder, Getty-AFP

L'hommage tzigane de Dvorak

Ecrits aussi pour ténor, les 7 "Chants tziganes" de Dvorak, jamais donnés, sont un hymne à ce peuple mal aimé, avec un piano très présent, acteur à part entière où Tysman continue de s'affirmer. Il y a dans le premier chant des sauts de notes difficiles. La tessiture est tendue dans le deuxième, plus rapide. Il y a des mélodies populaires, des danses à contretemps (le 5e, "Mon garçon, entre dans la ronde") des claquements de talons (le 6e, "Manches larges et larges pantalons vont mieux aux Tziganes qu'un dolman d'or"), une dumka ("Offrez à l'épervier une cage d'or pur. Il préférera toujours son nid d'épines") Et une belle inspiration du grand Tchèque!

Rachmaninov et bientôt... Lohengrin

Et Beczala se donne à fond, poussant sa voix, un peu trop peut-être. Il lui arrive de "faire le ténor", comme s'il essayait ses aigus, ce qu'évidemment tous ses admirateurs attendent, mais que ces mélodies ne réclament pas. Ou peut-être un peu plus dans les quatre de Rachmaninov, très réussies (Les bien tristes "Lilas" avec un piano telles des clochettes, "Ma belle ne chante pas", célèbre mélodie russe ("Une jeune fille triste et lointaine au clair de lune"), enfin "Le printemps arrive", avec ses modulations superbes et ses aigus triomphaux.

Quatre "bis": un Italien, le vériste Leoncavallo, un Allemand, Richard Strauss, un Français, le "Pourquoi me réveiller" du "Werther" de Massenet, et de nouveau la chanson napolitaine. Comme si Beczala voulait nous dire: "Maintenant je vais chanter tous les répertoires, sur les traces de Jonas Kaufmann". Cela tombe bien. Roberto Alagna et Anna Netrebko devaient faire l'ouverture de Bayreuth le 25 juillet dans "Lohengrin". On savait que Netrebko avait laissé sa place (en Elsa) à Anja Harteros. Alagna vient de renoncer, Beczala le remplace: premier Polonais à Bayreuth, dans un rôle qu'il a déjà chanté à Dresde, mais qui est loin de "Faust" ou de "Traviata"

Quant à nous, on l'espère davantage dans le registre de la mélodie. Car, oui, superbe Schumann. Et le reste, si rare, n'était pas mal non plus.

Récital Piotr Beczala, ténor, Sarah Tysman, piano. Lieder et mélodies de Schumann, Karlowicz, Dvorak et Rachmaninov. Opéra-Garnier, Paris, le 8 juillet.

Ce blog va prendre quelques vacances. Je reviens dans un mois. Bon début d'été à tous.