Ludovic Tézier, notre grand baryton-Verdi, rend un bel hommage à son compositeur-fétiche

Ludovic Tézier C) Gregor Hohenberg/ Sony Music

Qu'il le veuille ou non (car il n'a pas que lui à son répertoire), Ludovic Tézier est désormais identifié à Verdi, qu'il a si souvent chanté sur toutes les scènes d'opéra. Conséquence logique: il lui rend hommage dans un très beau disque. Car fort bien composé, mêlant des rôles fameux et d'autres moins célèbres.

Un très grand baryton, qui se consacre à Verdi

Il s'est imposé peu à peu, avec évidence. Car l'homme est discret, ne cherche pas la vedette. Mais il fait partie désormais des barytons qui comptent , et sans doute parmi les tout premiers. Dans un registre différent du plus grand d'entre eux, mort il y a déjà quelque temps, Dietrich Fischer-Dieskau, un Fischer-Dieskau qui avait sur Tézier l'avantage d'être un immense chanteur de mélodies (allemandes: les lieder) et cependant de se consacrer aussi à l'opéra (pas dans le même répertoire)

On verra donc si, le soir (ou la fin d'après-midi) venu, Tézier vient au répertoire de la mélodie française. Un autre géant l'a fait, José Van Dam. Tézier, pour l'instant, se contente d'élargir un répertoire qu'il a mis un peu de temps à développer, aussi parce qu'il n'a pas été reconnu si tôt que cela: donc Bizet, Gounod, Massenet (la version pour baryton de Werther), quelques Allemands et même l'Eugene Oneguine de Tchaïkovsky. Et Mozart, ce Comte des Noces de Figaro qu'on l'a entendu retravailler avec un élève de l'Académie de l'Opéra, sous cette scène de Bastille où il l'avait chanté. Mais depuis quelques années, Verdi, Verdi, Verdi. Est-ce un hasard? Probablement un goût puis une passion. Et aussi, ce Cd le prouve, une adéquation très particulière non seulement aux rôles verdiens mais à l'univers même du compositeur.

Tézier saluant: la statue de Verdi? C) Gregor Hohenberg

Une grande variété de personnages

Un Cd fort bien composé car il mêle habilement des personnages (plus encore que des airs) fameux (Rigoletto, le papa Germont de La Traviata, le Rodrigue de Don Carlos ou encore Macbeth) et d'autres moins connus ou moins "dans nos oreilles" (Ernani, Ford dans Falstaff) Il mêle aussi des personnages pleins de bonté (Rodrigue, Germont), d'autres plus ambigus (Rigoletto), d'autres enfin qui oscillent entre la traîtrise et l'ordure (le Iago d'Otello, le Renato d' Un bal masqué, Luna du Trouvère ou Macbeth) Qu'à chaque fois Tézier pare d'une humanité grandiose. Et c'est sans doute ce qui fait le prix de ses incarnations au point d'être demandé par toutes les scènes et tous les partenaires (un Kaufmann, avec qui il fut le Rodrigue du Don Carlos mis en scène par Warlikowski à l'Opéra de Paris, avec qui il a même chanté le Amfortas du Parsifal wagnérien il y a quelques jours à Vienne, dirigé par Philippe Jordan, mis en scène (à distance) de Kirill Serebrennikov toujours emprisonné dans sa Russie pour des raisons "poutiniennes", et Elena Garança en Kundry)

L'humanité, même dans le crime

L'humanité. Prenez le Cd en son milieu: la puissance éclatante du roi-assassin, Macbeth (des aigus d'ailleurs sur cet air un peu serrés, alors qu'ils sont souvent vibrants, Tézier est un baryton, c'est aussi peut-être une des raisons de son bonheur à chanter Verdi, qui tient bien le registre aigu où, en maints rôles, le compositeur ne le ménage pas), puissance qui devient soudain émotion à l'heure de la proche catastrophe. Et l'on est exactement dans ce que Tézier incarne à merveille: l'assurance qui se fissure, les doutes qui s'insinuent en la virilité, on devrait plutôt dire la masculinité d'un homme, celui qui a cette voix de puissance (de bronze, pour reprendre une expression trop utilisée) et de pouvoir, contre la voix de tête des éternels amoureux trahis ou blessés -les ténors...

Tézier en Rodrigo dans "Don Carlo" à l'Opéra de Paris C) Fred Toulet/ Opéra de Paris/ Leemage via AFP

Des "méchants", mais inattendus

Et ensuite Nabucco, le Dio di guida! où le puissant roi de Babylone, Nabuchodonosor, fait preuve d'une désarmante tendresse, air qui finit comme une cavatine. Avant les deux "méchants", l'assassin du Bal masqué, d'abord, ce Renato si détaché, presque joyeux, bien loin de son acte (Alla vita che t'arride), avant de s'y résoudre avec une autorité qui accepte cependant les détours du destin (Alzati! La tuo figlio...). Tézier a-t-il pensé au "vrai" modèle de Renato, le meurtrier de Gustave III, roi de Suède, qui connut une exécution ignominieuse quelques jours après son crime?

Il réussit même dans le rôle de l'absolu "méchant", l'affreux Iago d'Otello (Vanne. La tua meta gia vedo...), à échapper à l'hypocrisie mielleuse du personnage, à sa fausseté de sentiments, pour en faire un caractère furieux, implacable, qui éructe presque sa haine d'un Othello qui lui a volé le pouvoir et la gloire. Restant ainsi dans la tonalité générale des barytons verdiens, à la fois semblables et si différents, réunis ici, et c'est très fort, par la présence d'un timbre unique, dans tous les sens du terme. Et l'air du plus célèbre d'entre eux, Rigoletto, le fameux Cortigiani, vil razza danata (un Tézier moins à l'aise cependant dans les graves du rôle), se parant en son milieu de quelques notes tremblées par l'émotion qui bouleversent.

Ludovic Tézier C) Gregor Hohenberg/ Sony Music

Le phrasé italien d'un Français

Dans la première partie un Carlo de La force du destin qui voit Alvaro mourir et s'en lamente, avant de découvrir que le même Alvaro s'en sortira: il suffit à Tézier de "désassombrir" un peu sa voix pour passer de la déploration à la gioia immensa verdienne. Deux airs du méconnu Ernani, celui, dans Falstaff, où Ford (E sogno? O realta?) se sent pousser sur la tête deux branches énormes -Tézier, dans ses exclamations consternées, y manque un peu de second degré. Puis, du Trouvère, Tutto è deserto, un des airs de Luna: présence, tenue de la ligne de chant, égalité des registres, intelligence du mot, avec cette distinction d'une redoutable clarté même dans une langue qui n'est pas la sienne -l'apprivoiser ou la parler bien ne suffit jamais. On comparera ainsi (après l'air le moins réussi, le célèbre Di Provenza il mar de Traviata, car pris trop lentement ou ornés de ralentis pas très nécessaires, avec parfois aussi une surcharge d'intentions) les versions en français et en italien de Don Carlo/ Don Carlos: la bouleversante mort de Rodrigue, où le texte français se pare au début de teintes italiennes avant que Tézier "redevienne" français. En italien l'émotion est plus extravertie, en français plus réservée: où est le vrai Tézier?...

Méditatif... C) Gregor Hohenberg/ Sony Music

Verdi "casse" l'image stéréotypée du baryton d'opéra

Deux remarques pour finir: une des vertus de ce disque est aussi de nous montrer l'extraordinaire richesse que Verdi confère aux personnages de baryton, souvent figés chez beaucoup d'autres, entre pères nobles et traîtres. Y compris chez le grand rival du temps, Wagner -tous les helden ténors, de Siegfried à Parsifal, en amoureux, face à Alberich ou à Amfortas. Verdi, qui ne déroge pas, pour les rôles féminins, à la coupure traditionnelle entre sopranos-pures héroïnes et mezzos méchantes ou vengeresses même si à la fin repentantes comme Eboli ou Amnéris, donne aux barytons, unique dans l'histoire de l'opéra (le successeur, Puccini, reviendra à des tessitures traditionnelles), une variété d'affects incroyable: affreux à la Iago, amis fidèles qui se sacrifient tel Rodrigue, bouffons grandioses comme Ford, "ombres et lumières" comme Macbeth, Rigoletto ou Luna qui versent soit dans la barbarie soit dans l'expiation des crimes. On n'oubliera pas aussi les deux rôles qu'incarna Tézier il y a peu encore à l'Opéra-Bastille et qui ne sont pas présents sur son Cd:  Amonasro, le père d'Aïda, qui, il est vrai, n'a pas d'air à lui -Amonasro, le fanatique patriote. Et surtout Simon Boccanegra où Tézier était omniprésent, dans une mise en scène malheureusement ratée, le baryton devenant homme de pouvoir mais lassé du pouvoir, autre aspect encore du génie multiple de Verdi.

De quoi alimenter, avec peut-être aussi les personnages plus méconnus du jeune Verdi, un "Tézier 2", et toujours avec (on ne les a pas évoqués) les musiciens de l'orchestre du Teatro comunale de Bologne, qui ont évidemment biberonné dès l'enfance à cette musique, sous la direction énergique et fougueuse d'un Frédéric Chaslin qui aurait pu y mettre parfois une touche de luce e ombra supplémentaire.

Giuseppe Verdi: airs pour baryton des opéras La forza del destino, Don Carlo/ Don Carlos, Ernani, Falstaff, Il Trovatore, La Traviata, Macbeth, Nabucco, Otello, Rigoletto, Un ballo in maschera. Avec l'orchestre du Teatro Comunale de Bologne, direction Frédéric Chaslin. Un Cd Sony Classical